EN UNEPOLITIQUESOCIÉTÉ

L’indignation improductive

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Mon pays va mal, ce n’est pas nouveau. Quiconque peut s’en rendre compte sans être une lumière. Je vais sauter l’épisode des élections et des résultats de celles-ci pour aboutir aux très récentes violences dans la plaine du cul-de-sac.

Je vis à Delmas et pourtant je ne peux fermer l’œil la nuit. Et quand j’y parviens, une boule dans la gorge me rattrapera dans la matinée quand je penserai à ma sœur et ma mère qui vivent en plaine, dans l’une de ces zones où les bandits sont plus actifs. L’état s’en fiche royalement. Mais à sa décharge, c’est la saison des élections qui en Haïti est synonyme de grands bouleversements. Les habitants appellent le service qui est censé les protéger, mais ils reçoivent toutes sortes d’excuses bidon. Parfois je me demande s’ils font exprès ou s’ils sont réellement aussi cons. À donner des excuses pour échapper à ce pour quoi la population paie des taxes, autant donner des excuses solides. Ainsi donc, invoquer le manque de carburant pour ne pas se déplacer n’est pas digne même d’un cerveau de 10 ans. Mais ne nous y attardons pas, la question est ailleurs.

Viol, inceste, vol, passage à tabac et généralement, une seule famille a droit au plat complet. L’État ne bougeant pas le petit doigt, les habitants s’organisent comme ils peuvent. Mais que faire contre des gangs d’environ 20 jeunes hommes au top de leur forme, de leur méchanceté  et de leur rage? Et dire qu’ils subissent cette situation depuis des mois, depuis bien avant cette sacro-sainte élection qui les empêche de faire quoi que ce soit. Bien sûr il faut bien dire quelque chose à la population et, qu’est-ce qu’on entend de la part du chef de la police Godson machin ? Que les bandits qui opèrent ont déjà été arrêtés par la police, mais qu’ils ont été relâchés par le système judiciaire. Ça frise l’insulte.

En pensant à tout cela, j’ai senti une très sainte rage monter en moi comme de l’eau en ébullition. Se sentir impuissant est le pire des sentiments quand les personnes les plus chères à ton cœur sont en danger. Que faire ? S’organiser ? Acheter une arme et s’en servir si besoin est ? Pardonnez-moi de ne pouvoir m’en remettre à la grâce du ciel.

Je suis une très jeune citoyenne. J’ai l’âge où normalement mes seules préoccupations devraient être les mecs, le doute quant à la fac choisie et quelques questions existentielles et sociales. Mais nullement pas celle de passer des nuits blanches à penser à ma sœur de 20 ans qui doit veiller elle aussi et à se faire un sang d’encre. Et l’État et le monde s’étonnent quand ça part en couille. Quand tout va mal, nos plus bas instincts ne nous dictent qu’une seule chose : s’agiter, se débattre pour s’en sortir. La raison nous a appris à réfléchir, on a donc établi des règles, on s’est arrangé et on a dû élire des gens pour gérer nos problèmes collectifs. Mais, ces gens sont beaucoup trop occupés à s’occuper uniquement d’eux-mêmes. Quand on fait savoir notre mécontentement, les gens ne comprenant pas toujours crient au banditisme. Mais nos dirigeants comprennent parfaitement que nous ne pouvons supporter ce qui implose en nous, ils comprennent très bien que, derrière leur vitre fumée et leur dizaine d’agents de sécurité, nous crions que nous avons une âme sous notre peau d’ébène, ils comprennent que nous ne sommes pas des animaux, que même les animaux protègent leurs proches, que ce soit à coup de griffes ou en prenant la fuite. Si je m’arrange pour acheter une arme et si je m’en sers un soir où la malédiction s’abattra sur ma famille, j’irai en prison pour possession illégale d’arme à feu, je serai fichée au grand banditisme et je ne sortirai pas avant des millions de gourdes.

Quand ils ont besoin de nous, ils s’en servent, mais quand nous réclamons les droits les plus élémentaires d’un être humain comme de pouvoir dormir tranquillement dans une maison barricadée de l’intérieur ils font la sourde oreille !

Que faire… ? Que faire… ? Je pense à ma famille et aux autres et mon cœur se serre. La colère devient ma sève quand je tente de me représenter ce jeune homme qui s’est suicidé après avoir été forcé de baiser sa mère, quand je pense à ces pères qui se retrouvent obligés de coucher avec leurs très jeunes enfants. Je m’indigne en pensant à tout cela, je m’indigne en pensant à toutes ces autres filles comme ma sœur qui ne dorment que d’un œil. Je m’indigne en imaginant ma mère et ces autres mères qui doivent regarder de jeunes hommes frapper leurs filles en les violant. Je m’indigne au point de retrouver un semblant de zénitude dans la fureur.

Les gens compatissent. Tout le monde comprend parce que c’est sur les réseaux sociaux, parce qu’on en parle aux infos. Pensez à votre dégoût en lisant ces lignes et maintenant, imaginez ma famille et moi en train de barricader nos portes. Après avoir tout fermé à clés, imaginez-nous en train de traîner des meubles pour les mettre derrière les portes de la chambre où nous nous réunissons tous pour veiller. Imaginez nos tremblements à chaque bruit nocturne ; imaginez-nous les oreilles aux aguets ; imaginez-nous quand nous entendons les cris d’une voisine et qu’on sait pertinemment le pourquoi de son cri. Imaginez-nous en train de veiller et imaginez-nous le lendemain, devant effacer les cernes sous nos yeux et la douleur dans notre regard pour affronter le monde. Imaginez-nous en train de sourire, en train de vaquer calmement à toutes nos occupations en essayant de ne pas penser à plus tard. Oui, imaginez tout cela et vous comprendrez à quel point j’ai la rage de ne pouvoir rien faire contre ça.

Si vous parvenez correctement à vous représenter l’horreur de mon quotidien et de celle de ma famille, peut-être parviendrez-vous à comprendre mon indignation et ma fureur du fait que celle-ci soit aussi improductive.

Saonha Lyrvole Jean Baptiste

Saonha Lyrvole Jean Baptiste est etudiante en sciences du langage, amoureuse de musique et de lecture. L'ecriture est sa passion.

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