Ils sont gradués, et prêts à intégrer le système judiciaire
En avril dernier, 55 magistrats, dont douze femmes, issus de la 7e promotion de l’Ecole de la magistrature (EMA) ont été gradués au cours d’une cérémonie réalisée au local de l’école située sur la route de Frères. Ces professionnels du droit ont été recrutés en 2020 pour répondre à un objectif précis : remplir les postes vacants au niveau de l’appareil judiciaire haïtien.
Trois mois après, la nomination de ces magistrats reste en attente au sein d’un système judiciaire faible et dépassé par une vague croissante de dossiers judiciaires non encore traités. Or, l’article 35 de la loi du 20 décembre 2007 fixant les statuts de l’EMA fait obligation aux autorités concernées de nommer les élèves magistrats déclarés aptes aux fonctions judiciaires.
« Une répartition a été faite parmi les 55 nouveaux magistrats formés. 40 d’entre eux devaient être transférés dans les tribunaux de paix du pays et les quinze autres iraient aux parquets pour officier comme commissaire ou substitut commissaire du gouvernement », explique Élysé Fenelon, un magistrat gradué.
Fenelon avait abandonné l’avocature pour se consacrer entièrement à la magistrature. « J’exerçais le métier d’avocat depuis 2014, dit-il. Mais ma carrière dans le système judiciaire haïtien remonte en 2003, en tant que fondé de pouvoir. J’étais obligé de tout lâcher puisqu’une partie de la formation se réalisait sous forme d’internat ».
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Comme lui, la majeure partie des gradués ont été obligés de tout abandonner à cause de la formation. Certains d’entre eux travaillaient comme policiers, banquiers, etc.
« Dès que l’EMA admet sa candidature en tant qu’élève magistrat, l’impétrant ne peut pas pratiquer ou poursuivre ses activités professionnelles, fait savoir James Jean, issu de la même promotion. L’administration de l’EMA est claire sur ce point ».
Les lois haïtiennes font mention des incompatibilités et interdictions liées à l’exercice de la fonction de juge en Haïti. Selon l’article 179 de la Constitution en vigueur, les fonctions de juge sont incompatibles avec toutes autres fonctions salariées, sauf celle de l’enseignement.
Les articles 41 à 47 de la loi du 27 novembre 2007 portant statut de la magistrature renforcent les restrictions. Ils permettent cependant la rédaction par des juges, sans autorisation préalable, de travaux d’ordre scientifique, littéraire ou artistique.
Bien avant sa mort en 2021, le juge Jean Réné Sylvestre avait demandé la démission de tous les magistrats qui n’avaient pas cessé de militer en tant qu’avocats, des juges-commerçants, qui se livrent ouvertement ou discrètement à des activités commerciales, ou ceux qui se lancent dans des campagnes électorales pour briguer des postes électifs.
Les récipiendaires restent donc cloîtrés entre les quatre murs des réglementations du métier de la magistrature. Aujourd’hui, ils craignent de ne pas recevoir leur nomination dans le système judiciaire en proie à de multiples crises.
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Selon la directrice des études de l’EMA, la juge Maguy Florestal, les dossiers des gradués ont été déjà transférés au Ministère de la Justice et de la Sécurité publique (MJSP). Contacté, le directeur général du MJSP, Jean-Fallières Bazelais, n’a pas souhaité réagir sur l’état d’avancement des dossiers. Selon lui, il revient à l’EMA d’informer sur le processus de nomination.
Maguy Forestal rejette cette assertion. Elle dédouane complètement l’EMA dans ce processus puisque, selon ses dires, l’école a seulement pour mission de former adéquatement les élèves pour la pratique professionnelle du métier de magistrat.
Techniquement, le MJSP et le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) se chargent du traitement des dossiers pour la nomination des nouveaux magistrats. Le MJSP traite les dossiers des candidats ayant rapport à la magistrature debout comme les parquetiers, commissaires ou substituts-commissaires du gouvernement alors que le CSPJ gère ceux de la magistrature assise qui vont être affectés dans les différents tribunaux du pays.
« Le CSPJ a déjà choisi la juridiction d’affectation des juges faisant partie de la magistrature assise », affirme le juge Wando Saint-Villier, membre du CSPJ.
Wando Saint-Villier confirme que les dossiers des gradués sont déjà renvoyés par-devant la Primature pour les suites nécessaires. En temps normal, ces dossiers devraient être transférés au palais national, au président de la République, chef de la nomination.
Depuis la mort de Jovenel Moïse, le Premier ministre Ariel Henry dirige seul, sans réel contrepouvoir. L’attachée de presse de la Primature informe qu’elle n’est pas encore au courant du dossier des nouveaux juges. Selon Glapyra Tracy Civil Chéry, les dossiers de nominations relèvent de la compétence des ressources humaines de la Primature. Cette entité doit les préparer avant de les mettre à disposition du Premier ministre de facto Ariel Henry.
« On n’est pas encore informés de l’avancement de ce dossier au niveau du bureau de la communication », fait savoir Chenal Augustin, directeur de communication à la Primature.
Dans le contexte actuel, la nomination de juges ne semble pas figurer dans l’agenda du Premier ministre, engagé dans un processus de négociation avec des représentants de l’accord de Montana.
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Ariel Henry a quitté Port-au-Prince le 2 juillet passé à destination du Suriname en vue de participer à la 43e réunion des chefs d’État et de gouvernement de la Caricom, qui se tient du 3 au 5 juillet 2022. Les magistrats fraîchement formés espèrent qu’il s’intéressera, dès son retour, à leur dossier.
« J’ai une famille, se plaint Élysé Fenelon. Je dois travailler pour répondre à leur besoin au quotidien. » Légalement, l’ancien avocat ne peut qu’enseigner dans l’attente de sa nomination formelle.
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