Au début du XXe siècle, un train qui se rendait à Carrefour a été victime de l’accident sur la voie ferrée la plus sanglante de l’histoire du pays. Aujourd’hui, une marchande de « fritay » occupe l’espace où une stèle a été érigée en mémoire des victimes
Un grave accident de train a eu lieu dans la zone de Thor le jour de la fête de Saint-Charles, patron de la commune de Carrefour, en 1917.
Le train qui sortait de Port-au-Prince se rendait à Carrefour. Surchargé de marchandises et de passagers, il quitta les rails et faucha sur le coup la vie de cinquante personnes. Le sinistre fit plus de 150 blessés, explique l’historien George Michel.
L’état haïtien érigea une stèle en marbre qui représente un petit ange en mémoire des victimes, à l’initiative de la presse quotidienne de Port-au-Prince, écrivit l’historien Georges Corvington dans son livre « La capitale d’Haïti sous l’Occupation, 1915-1922 ». Aujourd’hui, la grande majorité des habitants de la commune ne se souviennent plus de l’événement. L’emplacement du monument est aussi difficilement identifiable.
Par ailleurs, le train ne fait plus partie des moyens de transport utilisés en Haïti. Des contrats désastreux, de sérieux problèmes de recettes et d’entretien des matériels et le mécontentement d’une partie de la population ont déraillé ce type de transport dans le pays, alors que la République Dominicaine continue d’opérer multiples trains.
Plus de cent ans après
Le 30 août 1918, en présence des Secrétaires d’État Barnave Dartiguenave, Dantès Bellegarde et Louis Roy, une stèle en mémoire des victimes de l’accident du 4 novembre a été dressée.
Cent ans après, le relief de la zone a beaucoup changé. Un réparateur de pneu a installé sa petite affaire de fortune devant l’emplacement de la stèle. À ses côtés, il y a une banque de borlette et un petit dépôt de matelas usagés à vendre. L’après-midi, une marchande de fritures dispose ses ustensiles de cuisine, à l’endroit même où jadis trônait le monument.
Il ne reste plus que la base aujourd’hui à Thor 10 : un amas de béton informe, sous lequel repose cinquante âmes. D’après un habitant de la zone qui a sa petite boutique de boisson gazeuse tout près, il y a deux ans de cela, le maire de Carrefour, Jude Édouard Pierre, a promis de réparer la stèle, et de construire une place publique. Ces promesses tardent à se matérialiser. Et avec un demi-million d’habitants, la commune n’a toujours pas une vraie place publique.
George Michel se rappelle encore le petit ange en marbre, lorsqu’il était enfant. L’édifice était « placé trop en bordure de la voie » et des conducteurs d’automobiles l’ont tellement endommagé au fil des ans que les gens ont abandonné l’idée de la réparer, a indiqué Corvington. Des habitants de la zone parlent aussi de fréquentes crues lors des pluies torrentielles qui ont refaçonné le marbre.
Une catastrophe annoncée
La locomotive a quitté la gare du Nord tôt dans la matinée du 4 novembre 1917, avec à son bord des centaines de pèlerins, quatre wagons de première classe, un wagon de deuxième et un fourgon de marchandises chargé de 80 sacs de café en cerises.
Au Portail de Léogâne, des centaines de personnes se pressaient en bordure de la chaussée et réclamaient en vain une place à bord du train, raconte George Corvington. Le Commissaire du Gouvernement Me Louis Malval voulait faire la démonstration du fonctionnement du service des trains. Après ses recommandations, la Compagnie des Chemins de fer de la Plaine du Cul-de-sac (CCFPCS) rajouta un nouveau wagon de première classe et deux fourgons de deuxième classe au train.
Rapidement, la capacité maximale pour les wagons est dépassée. Les passagers s’agglutinèrent partout, dans les voitures, les couloirs et même sur les plateformes.
Des religieux craignant une issue fatale ont mis pied à terre. Arrivé à la station de Bizoton, peu avant une rampe assez rude qui conduisait à Carrefour, deux wagons de première et un de deuxième classe sont laissés sur la voie. Ils ont été les plus chanceux.
Le train plus léger entama avec plus de vitesse la pente. Il ne restait alors que quatre voitures et un fourgon. Mais « à peine la machine avait-elle dépassée le pont de Thor, relate l’Essor [journal de l’époque], qu’elle se met à haleter bruyamment […]. »
Le train s’agrippait péniblement à la rampe, et cette ascension difficile se termina en désastre. « La brusque traction exercée pour la remise en marche a rompu les anneaux d’attache qui reliaient le fourgon de café aux voitures de première. »
S’ensuit alors le dévalement de trois wagons. Le wagon de queue sauta hors de la voie, s’écrasa sur la clôture de la propriété des Mirambeau. Le deuxième subit le même sort. Il était 8 heures et 45 minutes du matin ce jour-là.
Les passagers moururent asphyxiés, broyés ou éventrés. Beaucoup de corps étaient méconnaissables. Le dock de Bizoton était transformé en poste de secours et salle mortuaire. Port-au-Prince était en deuil. On a dû fouiller une fosse commune à Thor 10 pour enterrer les victimes.
La cause de l’accident
Un rapport est sorti dans les colonnes du Moniteur sur le sinistre le 7 novembre 1917 par l’architecte Eugène Maximilien, Ingénieur général des chemins de fer à la secrétairerie d’État des Travaux publics. On y lit : « l’attelage qui rattachait le fourgon de café aux voitures de première classe, était en mauvais état, et aurait dû être retiré du convoi ».
La catastrophe était inévitable puisqu’il n’y avait aucun serre-frein dans les voitures. La responsabilité de la Compagnie était entière et flagrante, expose George Corvington. Aussi, à la suite de l’accident de Thor, la presse de l’époque fut unanime à exiger que l’État haïtien dénonce l’exploitation devenue dangereuse de la ligne du sud par la CCFPCS.
Sur réquisition du département de la Justice, le Parquet a mis en branle une action publique afin de rendre justice aux victimes. Mais le procès finit en queue de poisson, d’après Corvington. Les familles des victimes furent plus ou moins dédommagées et l’affaire rapidement classée.
Mais les déraillements ont continué. Le 8 novembre, au lendemain de la publication du rapport, à Martissant, non loin de la propriété des Manigat, il y a eu un autre. Il s’agissait encore du train de Bizoton dont la chaîne d’attache a cédé. Heureusement, à l’endroit du déraillement, il n’y avait pas de pente. Quatre jours plus tard, il y a eu un autre déraillement à Léogane, puis au Morne Bateau…
Restes, traces et marques
Pour le sociologue chercheur, Jerry Michel, cet accident de train fait partie de l’histoire même de la ville de Carrefour qui est occultée. Pour lui, le fait qu’il n’y a plus de lieu de mémoire comme la stèle qui portait les noms des victimes démontre le rapport problématique, développé par l’État haïtien et ses citoyens, avec le passé et la mémoire.
Jerry Michel pense que 100 ans plus tard, les habitants de Carrefour méritent de savoir ce qui s’est passé à cet endroit. Les débris de ce train auraient dû servir comme des restes, qui auraient pu être transformés en des traces ou des marques pour construire un musée, par exemple. En ce sens, la triptyque reste-trace-marque, aurait pu être respectée.
« Jusqu’à présent, même symboliquement, il n’y a pas une liste dressant le nombre de victimes de la catastrophe du 12 janvier [tremblement de terre passé en 2010], déplore Jerry Michel. Et les rares éléments qui nous restent de 12 janvier ne sont pas des traces réelles de la catastrophe. »
Le transport à Port-au-Prince, années 1900
Longtemps après l’incident, le train de la CCFPCS a continué de rouler sur ses rails. Il s’arrêta de fonctionner en 1932, sous le président Sténio Vincent, a fait savoir George Michel. Cette ligne était toujours en réparation et retombait toujours en panne une fois remise en marche. Cependant, cela ne décourageait pas les usagers qui profitaient du confort, et de la nature luxuriante et pittoresque qu’offrait le paysage, écrit Corvington.
En 1917, le transport à Port-au-Prince était encore à l’état embryonnaire, comparativement au développement de la ville selon l’historien, Georges Corvington. Les gens utilisaient encore la voiture hippomobile, une sorte de véhicule muni de deux ou quatre roues, tiré par un ou plusieurs chevaux, poneys, ânes, ou mulets. Les Haïtiens les appellent, vulgairement à cette époque, des buss, marque Corvington.
À cette période, on estimait à près de 1 000 les buss et buggys qui circulaient à travers la ville. Les cochers ou bussmen étaient conformément enregistrés à l’Administration communale de Port-au-Prince. Ils étaient au nombre de 220. 150 d’entre eux étaient originaires de « l’arrondissement de Nippes ».
À l’époque, le tramway était largement utilisé. De 1910 à 1911, « plus d’un million de personnes » empruntaient ces wagons dans la capitale. Mais les chiffres ont connu une chute libre dans les années suivantes.
Les défaillances du tramway
Les transports en tramway auront de la compétition entre 1912 et 1922 avec l’apparition des autobus. Aussi, les revenues des compagnies du chemin de fer central, comme la CCFPCS, ont diminué de 64 %, passant de 94 000 $ à 34 000 $.
Dans cette photographie du colonel Allen Morrison [Fig 4], on voit une vue de la rue du Quai, en 1920, avec un tram presque vide, sans ses wagons.
Ce mode de transport était très défaillant, selon un rapport rédigé en août 1917, par les ingénieurs Eugène Maximilien, Pierre Ethéart et Louis Malval. D’après ces professionnels, le matériel utilisé était déjà très ancien et nécessitait de nombreuses réparations. Toute rénovation allait alourdir le budget de la CCFPCS.
L’horaire de fonctionnement du tramway était de 6 heures du matin à 7 heures du soir. Il s’étendait sur 3 kilomètres. Les cars étaient censés quitter les stations chaque trois quarts d’heure, mais rien de tout cela n’était respecté.
Et les passagers étaient régulièrement furieux. Dans le journal Le Nouvelliste du 12 janvier 1917, Corvington partage les propos de l’un deux : « Si vous avez à faire le trajet de la ville au Champ de Mars, c’est-à-dire une dizaine de minutes de marche, il faut sacrifier au moins une heure pleine. […] Le plus fort, c’est qu’on encaisse vos dix centimes, et une minute après le train est bloqué : il faut prendre une heure de station inutile ou descendre en perdant son argent. […]. »
Hervia Dorsinville
Source photos Allen Morrison http://www.tramz.com/ht/pp.html
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