« même les histoires les plus fidèles, si elles ne changent de sens ou la valeur des choses pour les rendre plus dignes d’être lues, au moins en omettent-elles presque toujours les plus basses et les moins illustres circonstances, d’où vient que le reste ne paraît pas tel qu’il est, et que ceux qui règlent leurs mœurs par les exemples qu’ils en tirent sont sujet à tomber dans les extravagances des paladins de nos romans et à concevoir des desseins qui dépassent leurs forces. » René Descartes, Discours de la méthode
Les marqueurs temporels et délimiteurs de temps servent de repères pour raconter l’histoire, mais par défaut, ils sont illusoires et irréels, humains et non rationnels. S’ils permettent de mieux appréhender le monde autour de nous, ils ont aussi cette capacité d’altérer le réel. En racontant l’histoire avec nos codes, nos mots, nos repères nous faussons la réalité mais, en même temps nous la rendons palpable, tangible.
Sans délimitation, la « réalité » du temps ne peut être contée. Tout comme lorsqu’on arpente un terrain, l’on pose sur la surface temporelle des balises, des limites pour s’en approprier…. même temporairement. La réalité historique devient donc propriété et création de celui ou celle qui la narre et du même coup fiction.
Même dans son sens scientifique, l’histoire racontée est fiction, fiction que nous espérons être le plus proche possible de ce que fut la réalité. Dans les faits, le bon historien n’est que celui qui sait arriver si proche de ce que fut le réel qu’il arrive à l’effleurer, le caresser sans jamais le saisir. Le réel, le tangible, le vrai se construisent sur ce terrain d’irréalité imposé comme prémisse de départ.
Parce qu’elle est fiction, l’Histoire est une création tripartite, dynamique et évolutive entre le sujet qui se veut « historique », le conteur qui endosse le rôle de l’historien” et raconte l’histoire, et le récepteur qui reconstruira l’histoire contée dans son imaginaire…
Le sujet approprié ne reste vrai que le temps de sa narration, jusqu’à ce que la fiction se cristallise dans les imaginaires pour devenir l’histoire. Si l’interaction « sujet, conteur et récepteur » s’arrête, l’histoire qui était propriété du conteur (historien) s’étiole, perd de sa véracité et du même coup s’efface de l’histoire.
La commémoration de l’indépendance d’Haïti coïncide avec un marqueur temporel fort et commun à l’espèce humaine, le nouvel an. C’est quoi le « nouvel an » ? Qu’est-ce qui concrètement change dans le cours du temps qui explique la cassure du nouvel an, si ce n’est l’histoire qui nous a été racontée sur ce moment ?
Le 1er janvier, marque pour Haïti un moment à haute portée historique, la commémoration de son indépendance et la genèse de la nation qu’elle est. Comme toute histoire, fiction ou fiction historique, si elle n’est pas racontée elle meurt. L’épopée haïtienne doit se forger une place dans l’imaginaire de l’humanité, sinon elle mourra. Haïti doit non seulement se créer dans l’imaginaire de ses filles et fils, mais elle doit aussi germer dans l’esprit du jeune Catalan qui se veut indépendant, du sénégalais qui questionne la pertinence du Franc CFA, du réfugié Rohingya qui veut regagner sa dignité humaine.
Notre histoire ne doit pas être statique… ou se circonscrire aux faits dits « historiques ». Elle doit s’actualiser, voyager, prendre d’autres formes, d’autres couleurs et aller au-delà des faits dits historiques. L’histoire d’Haïti est plus une idée qu’autre chose. C’est l’idée que le plus faible peut vaincre le puissant. C’est l’idée que la liberté n’a pas de race. C’est l’idée que les idéaux de la dite « Révolution Française » peuvent être concrètement appliqués. Haïti en tant que nation, pays, territoire, doit devenir une idée, un symbole. Et tout symbole s’impose comme tel parce qu’elle a été racontée sans cesse.
Dès que nous arriverons à extraire cette idée de notre histoire, nous pourrons l’attacher à tout ce que nous faisons en tant que pays. Représenter ou devenir une « idée » est la forme absolue de ce que les Américains appelle couramment le « Branding ». L’histoire d’Haïti, l’idée d’Haïti, le branding d’Haïti peut s’attacher à son cacao qui reprend vie dans la Grand’Anse après le passage de l’ouragan Mathieu. L’idée d’Haïti doit se mêler à l’histoire de son café Arabica Typica planté au-delà de 1200 mètres pour survivre à la maladie de la rouille. L’histoire fait vendre. Même dans son irréalité, l’histoire peut avoir un réel impact économique.
Notre histoire est autant l’histoire du danseur reconverti en maitre-chocolatier pour exploiter le cacao de sa communauté que celle du jeune codeur qui a conçu une application pour les enfants autistes à partir de son ordinateur recyclé. Notre histoire est aussi celle du paysan-chercheur qui a conçu la variété de riz la plus prisée de la Caraïbe. Notre histoire est celle de tous ces gens, qui, d’une manière ou d’une autre, contribuent à une production matérielle ou immatérielle imprégnée de l’idée…
L’histoire d’Haïti ne peut pas être réduite qu’à notre l’histoire « historique » et à notre actualité socio-politique. Encore moins quand elle peut devenir un vecteur de croissance pour notre économie. Dans ce monde fictophile, ce sont les belles histoires qui font les bons produits et services. Et, ces histoires se vendent à travers les différents médias qui ont un rôle fondamental à jouer dans la vie économique d’un pays.
En plus de leurs attributions traditionnelles, nos médias doivent endosser leur rôle de conteur. C’est aussi leur devoir de raconter les histoires comme celles susmentionnées. Raconter l’histoire du chocolat et des chocolatiers suisses a fait croire au monde que la Suisse détient les meilleurs chocolatiers du monde. Il y a bien sur un savoir- faire acquis sur le temps, mais il y a aussi une histoire qui s’est racontée tellement qu’elle est devenue vraie : le chocolat suisse est indépassable. Quelle différence existe-t-il véritablement entre la Vodka et le Kleren ? L’un a raconté son histoire au monde tandis que l’autre s’est contenté de se vendre dans des gallons en plastique placés dans des bacs mal présentés qui ne se réfère à aucun mythe. Une économie qui se veut vivante est conteuse, elle raconte et partage l’histoire de ses produits et ses services.
L’histoire d’Haïti mourra si elle se restreint aux simples faits historiques. Aussi important soient-ils, ces faits d’histoire ne survivront pas s’ils ne sont pas accompagnés de ces petites histoires parallèles qui vendent l’expérience haïtienne au monde… à travers nos médias, notre littérature, notre art, notre cinéma, etc. Il ne suffit plus d’être moins offrant pour gagner sa place sur le marché mondial. Il faut surtout pouvoir raconter son histoire, s’inventer et se réinventer autant de fois que nécessaires en vendant des expériences qui se cristallisent dans l’esprit du monde jusqu’à entrer dans l’Histoire.
Jétry Dumont
Image: Patrick Farrell /MCT /Landov
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