SOCIÉTÉ

Les « restavèk » sont-ils réellement des esclaves ?

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Plusieurs rapports placent Haïti en tête de liste des pays modernes « esclavagistes ». L’appellation ne fait pas l’unanimité parmi les experts

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François a 13 ans. Originaire des Cayes, elle habite à Carrefour-Feuilles et fréquente le Lycée national Calystène Fouchard. La jeune enfant qui est en 5e année fondamentale vit depuis quatre ans chez une tante.

Sa mère, restée aux Cayes afin de s’occuper de ses autres enfants, ne vient presque jamais la voir. Quant à son père, il est parti s’installer il y a quelque temps en République dominicaine, et François n’a pas de ses nouvelles.

Du haut de ses 13 ans, elle est en charge à elle seule d’une grande partie de l’entretien, des courses, de la cuisine et de la vaisselle de la maison où elle vit avec quatre autres personnes : sa tante, le conjoint de celle-ci et leurs deux enfants.

François est une enfant restavèk. La pratique assimilée par certains à l’esclavage.

« Les deux situations sont similaires, affirme l’historien et professeur d’université Derynx Petit-Jean. On exploite la force de travail d’autrui, en l’occurrence de l’enfant, et il n’est pas rémunéré en retour au même titre que la condition d’esclave qui n’est pas une condition salariale. »

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Ces enfants, pour la grande majorité, sont non seulement sujets aux maltraitances physiques, mais ils sont aussi sous-éduqués et sous-alimentés.

Selon l’historien, cette situation mime ce qui se faisait durant la période coloniale, car elle divise la famille et conditionne le futur de l’enfant « restavèk ».

« Il ne jouit pas de ses droits, comme manger le repas qu’il a préparé, dormir quand il le souhaite etc., explique Derynx Petit-Jean. C’est la survivance dans les mœurs haïtiennes des pratiques esclavagistes héritées de la colonisation. »

Marie Rosie Auguste, responsable de programmes au RNDDH n’est pas du même avis. Pour elle, le contrat est différent entre ces deux formes d’exploitation : dans les cas d’esclavage, le bien-être de l’individu n’est pas une priorité.

« La famille d’accueil s’engage à offrir de meilleures conditions de vie à l’enfant, argumente Auguste. C’est dans l’application de ce contrat que cette famille se montre une mauvaise alternative pour les parents et les enfants placés ».

Pour la défenseure des droits humains, comparer les deux formes d’exploitation revient à diminuer le traumatisme de l’esclavage, même si la domesticité des enfants est tout aussi condamnable.

De plus, avant la révolution de 1804, la condition d’esclave suivait généralement la personne toute sa vie, et pouvait happer également ses progénitures. Il manque cet automatisme au restavèk.

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L’Organisation internationale du Travail condamne la pratique qui prive les victimes de leur enfance, de leur dignité, tout en affectant leur rendement scolaire. En 2006, l’OIT estimait à 250 000 le nombre d’enfants en domesticité en Haïti, tandis qu’une étude de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti, en 2013 les estimait entre 150 000 et 500 000.

Selon un rapport de l’Index d’esclavage dans le monde sorti en 2018, il y a 40,3 millions de personnes en condition d’esclavage dans le monde moderne. Le Venezuela, Haïti et la République dominicaine sont les pays avec les prévalences les plus inquiétantes dans les Amériques.

Certains pensent que cette pratique est moins courante de nos jours. Ce n’est pas le cas. D’après Marie Rosie Auguste, cette impression vient du fait qu’elle a changé de nom. On dit désormais enfants en situation d’accueil.

Ce sont les filles qui se retrouvent le plus en situation de domesticité. D’après Marie Rosie Auguste, une grande partie d’elles se font violer ou sont victimes de harcèlement par des hommes de la maison : « Dans des familles d’accueil où il y a un jeune garçon, il est toléré, voir même parfois encouragé, que le jeune homme ait ses premières expériences sexuelles avec l’enfant en domesticité ».

Les petits garçons aussi, dans une proportion moindre, subissent ces exactions, et d’autres sévices.

Selon Jeff Odiesse, avocat du barreau de Mirebalais et militant des droits humains, un décret qui interdit toutes formes d’abus, de violences, de mauvais traitements ou traitements inhumains contre les enfants a été publié dans le Moniteur le 29 avril 2003. Près de vingt ans après, rien n’a changé pour ces enfants dans la réalité.

Ce décret ne prend pas assez en compte l’aspect du travail domestique des victimes ni les conditions sociales qui créent cette pratique dans le pays.

« Il existait à un moment une ligne directe de la police afin de porter plainte en cas de maltraitance. La ligne a reçu quelques appels, mais les rares fois où c’est allé devant un tribunal, l’aspect de domesticité était toujours absent. On capitalisait sur la maltraitance uniquement », regrette Marie Rosie Auguste.

De plus, il n’y a presque jamais de jugements pour les rares cas de plainte contre les familles d’accueil, ce qui les conforte dans cette pratique, affirme Odiesse.

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La question sociale, importante selon Marie Rosie Auguste, devrait aussi être prise en compte par l’État dans sa lutte contre la pratique du restavèk en Haïti.

« La précarité est un facteur clé qui explique que des parents placent leurs enfants chez de la famille ou des étrangers. Un nouveau métier a même vu le jour : des gens se spécialisent dans la recherche d’enfants à placer, comme les agents immobiliers. »

Malgré les chiffres décevants quant au suivi juridique contre ceux qui domestiquent des enfants, maître Odiesse affirme qu’il existe dans la législation haïtienne plusieurs lois pour protéger les enfants. Mais un pays pauvre comme Haïti, avec des ressources limitées, peut difficilement les appliquer.

De ce fait, une solution à deux niveaux est proposée par l’avocat, et la responsable de programmes du RNDDH. En premier lieu, un effort sur les réalités sociales : la plupart des enfants placés le sont, car les parents n’ont pas les moyens de s’occuper d’eux.

En second lieu, il faut faciliter le recours en justice en faveur des enfants qui subissent de mauvais traitements, car l’impunité des coupables pérennise le restavèk.

La photo de couverture est de Carvens Adelson pour AyiboPost

Melissa Béralus est diplômée en beaux-arts de l’École Nationale des Arts d’Haïti, étudiante en Histoire de l’Art et Archéologie. Peintre et écrivain, elle enseigne actuellement le créole haïtien et le dessin à l’école secondaire.

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