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Les ramifications internationales du scandale Petrocaribe

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En août 2015, le président Michel Martelly a inauguré le viaduc de Delmas, un passage supérieur à quatre voies conçu pour faciliter la circulation dans les rues de la capitale. « Ce viaduc prouve encore une fois qu’ensemble nous pouvons réaliser de grandes et belles choses », avait déclaré Michel Martelly à la grande foule rassemblée. « Plus qu’un rêve, plus qu’un projet, ce viaduc est aujourd’hui l’un des symboles de Port-au-Prince ».

Sous le viaduc, des groupes ont présenté des spectacles tout au long de la cérémonie d’inauguration, qui s’est ensuite transformée en rassemblement politique. Le mandat de Martelly en tant que président allait bientôt prendre fin et des élections présidentielles devaient se dérouler dans quelques mois.

« C’est l’homme que j’ai choisi pour me succéder pour mon parti », a déclaré Martelly sur le podium, en appelant l’homme à côté de lui pour que tout le monde puisse le voir. « Il s’appelle Jovenel Moïse. »

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Près de quatre ans plus tard, le 31 mai 2019, la Cour Supérieure des Comptes d’Haïti (CSCCA) a publié une enquête de 600 pages portant sur des dépenses de plus de 2,3 milliards de dollars liées à Petrocaribe entre 2008 et 2016, date à laquelle Jovenel Moïse a finalement remporté la présidence. Le rapport fait état de près de 2 millions de dollars de paiements douteux versés à Jovenel Moïse fin 2014 et début 2015. Le plus important versement a eu lieu quelques jours à peine après son enregistrement comme candidat à la présidence du parti au pouvoir.

En ce qui concerne le viaduc, Michel Martelly avait raison. La construction est devenue un symbole de Port-au-Prince. Un symbole concret des gaspillages du gouvernement. Et un point de ralliement pour le mouvement anti-corruption qui grandit dans le pays.

La construction est devenue un symbole de Port-au-Prince. Un symbole concret des gaspillages du gouvernement. Et un point de ralliement pour le mouvement anti-corruption qui grandit dans le pays.

Les 17 octobre et 18 novembre 2018, de grandes manifestations anti-corruption ont eu lieu à Port-au-Prince et dans les villes de province du pays. « Où est l’argent Petrocaribe?» ont demandé les protestataires. Dans la capitale, avant de remonter la Route Delmas – qui relie les quartiers les plus pauvres du centre-ville à la relativement riche Pétion-Ville – les différentes organisations et quartiers se sont réunis sous le viaduc.

Près d’un an après le lancement de leur mouvement, les organisateurs prévoient une nouvelle marche pour le 9 juin. Armés du rapport de la CSCCA, la question n’est plus de savoir où l’argent a été dépensé, mais que fera le gouvernement à ce sujet. Il n’y a aucun doute quant à l’endroit où débutera la démonstration.

Mais l’histoire du viaduc lui-même révèle à quel point il sera difficile de faire triompher la justice et la responsabilité en Haïti – et à l’étranger. Ce n’est pas seulement le gouvernement haïtien qui peut être réticent à suivre l’argent. Les conséquences du scandale Petrocaribe en Haïti sont vastes et vont bien au-delà des frontières du pays et de sa propre classe politique.

Ce n’est pas seulement le gouvernement haïtien qui peut être réticent à suivre l’argent. Les conséquences du scandale Petrocaribe en Haïti sont vastes et vont bien au-delà des frontières du pays et de sa propre classe politique.

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Les plans pour le viaduc de Delmas ont trainé en Haïti pendant des décennies, à l’initiative de Bernard Chancy, représentant de la filiale locale du conglomérat canadien politiquement connecté SNC-Lavalin. En 2005, SNC-Haïti a réalisé une étude sur la viabilité du projet, mais n’a pas trouvé le financement nécessaire pour le concrétiser.

Entre-temps, SNC-Lavalin et sa filiale locale s’impliquaient de plus en plus en Haïti. La firme s’est chargée de la conception et de la construction de la nouvelle ambassade du Canada, inaugurée en 2004. Elle a ensuite entrepris des études d’ingénierie, puis a supervisé la construction de plusieurs autres structures, notamment la faculté d’agronomie et de médecine vétérinaire. La firme s’est retrouvée sur la liste des fournisseurs approuvés de l’ONU et a reçu des millions de dollars en fonds d’aide étrangère canadiens.

Au Canada, SNC-Lavalin est devenu l’un des donateurs les plus solides du Parti libéral. Mais elle conserve aussi des liens politiques en Haïti. Un parent de son représentant en Haïti , Michel Chancy, était Sécrétaire d’État à la Production Animale dans le gouvernement 2006-2011 de René Préval, puis l’un des seuls hauts responsables de l’administration à être maintenu dans la nouvelle administration de Michel Martelly.

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Cependant, selon un haut conseiller du gouvernement haïtien sous l’administration Préval, en dépit de ses liens politiques, SNC-Haïti n’a pas été en mesure de convaincre M. Préval durant son mandat d’approuver le projet de viaduc, que le président a qualifié « d’escroquerie ».

Cela n’a pas empêché SNC-Haïti de tenter une fois de plus de vendre son projet à la nouvelle administration de Martelly. Et le séisme a été une opportunité pour Bernard Chancy et le viaduc de Delmas.

SNC-Haïti n’a pas été en mesure de convaincre M. Préval durant son mandat d’approuver le projet de viaduc, que le président a qualifié « d’escroquerie ».

Les donateurs ont promis des milliards de dollars pour la reconstruction d’Haïti et la « ruée vers l’or » s’est lancée. La grande majorité des fonds des donateurs ont été versés à des organisations internationales ou à des entreprises privées dans leur pays d’origine. Le gouvernement d’Haïti, quant à lui, est devenu de plus en plus dépendant de l’initiative Petrocaribe lancée par le Venezuela. De 2011 à 2015, le programme Pétrole contre Prêt a fourni au gouvernement plus de 250 millions de dollars par an. La nouvelle administration avait hâte de montrer qu’elle réalisait quelque chose, même si le projet était coûteux ou absurde.

Mais comme le révèle le projet de viaduc, une grande partie du financement gouvernemental de Petrocaribe a également été versée à des entreprises internationales – bien souvent par l’intermédiaire d’une filiale locale.

À l’automne 2012, SNC-Haïti, connue sous le nom de LGL S.A., a mis à jour son analyse antérieure du viaduc. Le 27 décembre 2012, le gouvernement haïtien a signé un contrat de 16,6 millions de dollars avec une autre société, Estrella, pour la construction du viaduc de Delmas. Estrella, l’une des plus grandes entreprises de construction en République Dominicaine, a également reçu un contrat de 13,6 millions de dollars pour la construction d’un autre viaduc sur la route de Carrefour, la principale route menant de la capitale au sud du pays.

Le gouvernement haïtien a fourni à Estrella une avance sur les deux projets et attribué un contrat de 2,7 millions de dollars pour superviser les travaux à LGL S.A., la filiale locale de SNC-Lavalin dirigée par Bernard Chancy.

Selon les contrats analysés par la CSCCA dans son rapport, Estrella devait achever les deux projets d’ici février 2015. Bizarrement, le contrat de supervision de LGL S.A. a pris fin en novembre 2014.

À la fin du délai de 18 mois, les projets étaient loin d’être terminés. Le viaduc de Delmas semblait se concrétiser, mais le viaduc de Carrefour était à peine commencé. Et les coûts avaient augmenté. La CSCCA a constaté que, pour le viaduc de Delmas, le coût des travaux de terrassement avait augmenté de 213% et celui du « drainage et de l’assainissement » de 141%.

Le contrat de supervision de LGL a pris fin en 2014, mais en février 2015, le gouvernement a versé 5 millions de dollars supplémentaires à Estrella pour poursuivre les travaux sur le viaduc de Delmas. Bien que Martelly ait inauguré le viaduc en août 2015, Estrella a reçu plus de 600 000 dollars US en 2016 au titre des coûts liés au projet.

Aujourd’hui, le viaduc de Delmas est au moins opérationnel, mais le viaduc de Carrefour n’a pas encore été achevé. LGL a reçu 2,1 millions de dollars de son contrat de supervision. Estrella a reçu près de 30 millions de dollars – et le montant pourrait encore augmenter. D’autres millions ont été alloués au projet et n’ont pas encore été décaissés.

Les auditeurs de la CSCCA ont écrit que l’organisme gouvernemental responsable des deux projets, le ministère des Travaux publics, « n’avait pas mis le projet en œuvre conformément aux principes d’efficience, d’efficacité ou d’économie » et que ses actions n’étaient pas conformes aux « bonnes pratiques de gestion».

Ceci n’a pas surpris les milliers d’Haïtiens qui se sont rassemblés sous le viaduc avant chaque récente manifestation anti-corruption.

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À la suite du rapport de la CSCCA, les projecteurs se sont essentiellement braqués sur le président Jovenel Moïse. C’est lui qui, face aux pressions exercées par les manifestations contre la corruption, avait chargé la CSCCA d’enquêter sur les fonds fin 2018. « Nous attendrons le rapport de la CSCCA », avait déclaré à plusieurs reprises le président sous une forme ou une autre. Aucun responsable gouvernemental ou acteur du secteur privé n’a encore comparu devant un tribunal pour corruption liée à Petrocaribe.

Le nom de Jovenel Moise s’est popularisé lors de son élection en tant que « nèg bannann nan », en raison de sa plantation de bananes, Agritrans. Au final, l’entreprise avait peut-être plus de succès en tant contractuel gouvernemental dans la construction de routes. Et maintenant que la Cour a impliqué Agritrans dans l’affaire Petrocaribe, les appels à la démission du président viennent de différents coins du paysage politique.

Mais ce n’est pas seulement le gouvernement haïtien qui a peur des enquêtes judiciaires.

« Bien sûr, le [parti au pouvoir] a reçu de l’argent de Petrocaribe », m’a dit un diplomate étranger en poste en Haïti à la fin de l’année dernière. « Le gouvernement ne veut pas d’enquête. » Mais la source a ajouté: « Les ramifications internationales de Petrocaribe sont bien plus importantes que nous le savons. » Haïti n’est pas le seul à ne pas vouloir savoir où est passé l’argent.

« Les ramifications internationales de Petrocaribe sont bien plus importantes que nous le savons. » Haïti n’est pas le seul à ne pas vouloir savoir où est passé l’argent.

Estrella a reçu plus de 100 millions de dollars des fonds Petrocaribe. L’entreprise n’est même pas le plus important bénéficiaire dominicain. Et puis, il y a les entreprises aux États-Unis et au Canada, opérant souvent par le biais de filiales locales et liées à des membres de la diaspora.

Nombreux sont ceux qui s’empressent de souligner le niveau de corruption omniprésent en Haïti, mais rares sont ceux qui souhaitent examiner la portée internationale de cette corruption. Ou, différemment, l’influence corruptrice d’acteurs internationaux en Haïti.

SNC-Lavalin est actuellement aux prises avec un scandale de corruption qui touche jusqu’au premier ministre du Canada, Justin Trudeau. Il a été révélé en 2018 que la société finançait illégalement des politiciens depuis des années. Puis, alors que SNC-Lavalin était à nouveau soumise à un contrôle juridique suite à des pots-de-vin versés au fils de l’ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, la firme tenta de tirer profit de ses relations politiques de longue date. La procureure générale du Canada a résisté à la pression politique, mais a rapidement été écartée de son poste. Un appel téléphonique enregistré a révélé qu’elle avait déjà été menacée de perdre son emploi si elle poursuivait son enquête contre SNC-Lavalin.

Ensuite, il y a Estrella. Comme SNC-Lavalin, Estrella a reçu des contrats non seulement du gouvernement haïtien, mais également de donateurs multilatéraux et bilatéraux en Haïti. Et en République dominicaine, Estrella se trouve également mêlée à des allégations de corruption. La société faisait partie d’un consortium avec la multinationale brésilienne Odebrecht pour la construction de la centrale au charbon de Punta Catalina. Les procureurs ont allégué que Odebrecht avait versé des pots-de-vin à hauteur de 92 millions de dollars pour garantir le contrat et avaient émis plusieurs actes d’accusation en République dominicaine.

Odebrecht, au centre du plus grand scandale de corruption de l’hémisphère, a reconnu avoir versé des pots-de-vin à des responsables gouvernementaux dans la région. Les retombées du scandale ont déjà pris au piège des responsables gouvernementaux de haut niveau en Colombie, en Équateur, au Pérou, au Panama et au Mexique. Des enquêtes sont en cours partout dans l’hémisphère.

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Le 9 juin, de nombreux Haïtiens se réuniront une nouvelle fois sous le viaduc de Delmas avant de gravir la colline de Pétion-Ville. Et le président haïtien, Jovenel Moïse, recevra des appels à la démission. C’est son implication qui a attiré l’attention des médias et le mépris populaire.

Mais il s’agit d’un scandale qui dépasse de loin le président actuel et dont les ramifications vont au-delà d’Haïti, comme le montre le cas du viaduc de Delmas. Quoi qu’il en soit, le président fait face à un problème. Comme je l’ai dit à Jacqueline Charles du Miami Herald, « le président Moïse a promis d’agir, des actions seront nécessaires pour apaiser les tensions politiques – mais il sera très difficile de poursuivre en justice des membres du secteur privé ou des anciens fonctionnaires du gouvernement quand le président lui-même est maintenant accusé. »

Quelles que soient les conséquences du rapport de la CSCCA et du scandale Petrocaribe, il convient de rappeler que les Haïtiens n’ont pas le monopole de la corruption, pas même dans leur propre pays. Cela pourrait peut-être s’ajouter à la liste de ce que le viaduc de Delmas est devenu le symbole.

Jake Johnston – Center For Economic And Policy Research

NDLR: Une erreur dans la traduction initiale de ce reportage laissait croire que M. Michel Chancy était un représentant de la compagnie SNC-Lavalin en Haïti, ce n’est pas le cas.

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