InsécuritéSOCIÉTÉ

Les ramasseurs de cadavres de Tabarre

0

Presque chaque jour, la mairie de Tabarre ramasse un corps sans vie dans la commune. Cette situation devient une routine pour les travailleurs du cimetière de Cazeau. Ayibopost a rencontré deux d’entre eux

Le 16 juillet 2020 à 10 heures du matin, un groupe d’hommes s’installent sur des caveaux et des murs du cimetière de Cazeau à Tabarre comme s’ils étaient dans leur salon. Parmi ces hommes figure Garry Gervais, le directeur du service de décès de la mairie de Tabarre.

Garry Gervais peut recevoir à tout moment une alerte d’un juge de paix de la ville pour venir transporter un corps hors de la voie publique.

Car à Tabarre, comme dans beaucoup d’autres villes du pays, l’insécurité bat son plein. Dans la commune, des individus non identifiés commettent impunément meurtres et assassinats. Après ces crimes, Garry Gervais et ses hommes vont ramasser les corps dans les rues pour qu’ils ne soient pas dévorés par les chiens.

Après les crimes, Garry Gervais et ses hommes vont ramasser les corps dans les rues pour qu’ils ne soient pas dévorés par les chiens.

L’insécurité qui brise la vie de certains, crée de nouveaux métiers pour d’autres. Tout compte fait, le service de décès de la mairie de Tabarre dispose d’un bureau, d’un directeur et d’un personnel non stable qui s’occupe de ramasser les corps dans les rues.

C’est ce service qui avait inhumé les corps de Nancy Dorléans et Sebastien Petit, les deux danseurs qui étaient portés disparus le mardi 23 juin 2020. Les proches de Dorléans ont transféré ses dépouilles ailleurs, mais le cadavre de Petit git encore dans le cimetière de Cazeau, à Tabarre.

Amis des cadavres

Hermane Ferrol dit Tiga et Berson Jean sont deux hommes frisant la trentaine, qui composent le personnel du service de décès de la mairie de Tabarre. Ils font partie des hommes qui ramassent les cadavres dans les rues. 

Hermane Ferrol porte la tenue de n’importe quel homme ordinaire. Il discute avec ses collègues du cimetière, dont Garry Gervais, comme des amis, d’égal à égal.

Quant à Benson Jean, il porte des vêtements abîmés. Ce matin, il a réparé un caveau. Les taches de béton sont encore sur son visage. Contrairement à Ferrol qui engage avec aisance une conversation avec les autres, Jean lui, ne lève pas les yeux quand il parle. Il ne sait ni lire ni écrire. 

Lire aussi: Des corps mutilés cachés sous les piles de fatras de Port-au-Prince

Ces deux hommes sont avant tout des maçons employés cimetière de Cazeau à Tabarre. Berson Jean et Hermane Ferrol passent le plus clair de leur temps dans le cimetière pour gagner leur pain quotidien. Des familles les paient pour réparer des caveaux ou pour en construire d’autres.

S’ils ont appris sur le tas à mélanger le mortier pour poser des blocs, Jean et Ferrol n’ont jamais appris comment relever des cadavres d’inconnus dans les rues pour les transporter à la morgue.

Sac mortuaire 

Garry Gervais coordonne le travail des ramasseurs de corps. Il explique qu’il faut toujours un bon sac mortuaire pour que le sang des cadavres ne salisse pas la voiture qui va les transporter. Une fois que le juge de paix a fini son constat, le service de décès de la mairie transporte le cadavre dans la morgue que Gervais lui-même dirige.

Le directeur du service de décès de la mairie de Tabarre appelle « indigent » tout cadavre que personne ne réclame

Le directeur du service de décès de la mairie de Tabarre appelle « indigent » tout cadavre que personne ne réclame. Il y a cinq cimetières à Tabarre selon Gervais, mais les indigents vont à Cazeau parce que c’est le plus grand de tous les autres cimetières.

« Parfois c’est à la radio que j’entends l’avis de recherche d’une personne qui est déjà en morgue chez nous. Quand il n’y a aucun avis et qu’aucune famille ne réclame un corps, la mairie paie les jours de morgue. Puis, nous organisons la sépulture au cimetière de Cazeau. »

Toujours selon Gervais, le juge ordonne d’inhumer immédiatement tout corps calciné par le feu. Comme c’était le cas pour les danseurs Nancy Dorléans et Sébastien Petit.

Travail intenable

Côtoyer les morts régulièrement constitue un métier de combattant. Hermane Ferrol et Berson Jean en témoignent. Ils ne peuvent pas énumérer le nombre de corps qu’ils ont déjà relevés puisqu’ils n’ont jamais eu l’idée de les compter.

« On trouve beaucoup plus de cadavres d’hommes que de femmes dans les rues. Ils sont majoritairement blessés par balle. Après une journée de travail, la quiétude d’esprit ne vient pas toujours facilement. Comme c’est le travail, on est obligés de le faire, mais ce n’est pas facile », relate Berson Jean.

« On trouve beaucoup plus de cadavres d’hommes que de femmes dans les rues »

Pour sa part, Ferrol avoue que ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il ramasse dans les grands chemins les corps criblés de balles des hommes qui pourraient être ses frères. « Il m’arrive de penser que ce pourrait être moi », avance-t-il d’un ton triste.

Pour faire le travail, les deux hommes ont à leurs disposition gants, lunettes, masques, alcool et brancard pour transporter les corps. Comme supplément, ils prennent certaines fois des antibiotiques. « Parfois, quand ils restent  longtemps au soleil, les cadavres émettent une chaleur quand on les relève du sol. Il arrive qu’on soit touchés par le sang qui coule des corps sans vie », explique Ferrol.

Salaire de misère

En dépit du fait que le travail parait difficile, les hommes ne perçoivent pas un salaire décent. Hermane Ferrol n’est pas stable au service de décès de la mairie de Tabarre. Après chaque prestation de service, on lui donne son dû sur place. « Je me contente avec le peu que je gagne. En dépit de tout, j’arrive à prendre en charge ma femme et mes enfants avec », explique Ferrol.

Quant à Berson Jean qui est employé au service de décès de la mairie de Tabarre depuis un an, il gagne environ 167 gourdes par jour ce qui totalise la somme de 5 000 gourdes par mois.

« C’est un salaire de misère, relate Berson Jean. Bien que je n’aie pas de femmes ni d’enfants, je ne parviens pas à répondre à tous mes besoins avec cette pitance. Mais je le garde parce que je ne peux plus travailler la terre avec mon père en province. » Avant de travailler au cimetière de Cazeau, l’homme de 30 ans cultivait la terre avec son père à Petit-Goâve, sa ville natale.

Lire enfin: Les fascinants secrets du métier de croque-mort en Haiti

Cependant, quelque temps après ces propos, Berson Jean a fini par démissionner du service de décès de la mairie de Tabarre, mais il a gardé son emploi comme maçon au cimetière. Deux mois plus tard, il est tombé malade. « Il avait des boutons sur toutes les parties de son corps. Selon ses proches, Berson a été frappé par un guérisseur à qui il doit de l’argent », nous apprend Garry Gervais.

Bien que son cas s’empirait, Berson Jean n’a pas été conduit à l’hôpital. Le 5 novembre dernier, il est mort chez lui avec des plaies sur la peau. Berson Jean a été enterré à Cazeau dans le cimetière où il travaillait de son vivant, là où la mairie inhume les indigents.

Pour sa part, Hermane Ferrol est en pleine forme et il continue à collaborer avec le service de décès de la mairie de Tabarre.

Laura Louis

Caricature : Francisco Silva

Cet article a été mis à jour.

Laura Louis est journaliste à Ayibopost depuis 2018. Elle a été lauréate du Prix Jeune Journaliste en Haïti en 2019. Elle a remporté l'édition 2021 du Prix Philippe Chaffanjon. Actuellement, Laura Louis est étudiante finissante en Service social à La Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'État d'Haïti.

Comments

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *