Le transport maritime se trouve désormais menacé : les bandits accostent les bateaux remplis de marchandises et emportent tout sur leur passage
Il était une heure du matin, le premier mai dernier, lorsqu’un point lumineux semblait suivre la trentaine de passagers de « Mèsi manman » sur la mer de Léogane. Le gros bateau en bois de Corail sentait le poisson frais, transporté dans de gros récipients en plastique. L’équipage se rendait dans la capitale pour vendre fruits de mer et vivres, avant de revenir dans la localité avec d’autres denrées comme le riz ou le carburant, difficiles à trouver sur place.
Les deux moteurs de Mèsi Manman vrombissaient au maximum, mais pas assez pour creuser la distance avec la lumière persistante qui progressivement, allait dévoiler une forme, un petit bateau motorisé, et ses quatre occupants lourdement armés. « Arrêtez les moteurs, ou l’on vous crible de balles », vocifère un des hommes, encagoulé.
Alors que le capitaine de Mèsi manman s’exécute, les bandits lancent sur le bateau une corde à la pointe de laquelle se trouve un solide crochet. Le procédé immobilise les deux embarcations. Et immédiatement, deux des hommes masqués montent à bord de Mèsi Manman. Ils procèdent à une fouille méthodique des passagers et embarquent tout : liasses d’argent, téléphones, valises, et aussi les deux moteurs du bateau, rapportent à AyiboPost trois témoins de l’évènement.
Le « piratage » de Mèsi manman laisse les madan sara surendettés et sous le choc. « Nous enregistrons de plus en plus de cas similaires, principalement dans la baie de Port-au-Prince », révèle le président de la direction des garde-côtes d’Haïti, le commissaire Jean Pedro Mars.
Photos | Des camions prennent la mer à Carrefour pour rentrer à Port-au-Prince
Des quatre bateaux assurant le trajet Corail – Port-au-Prince, trois ont déjà été attaqués en mer. La plupart des incidents rapportés aux autorités finissent dans des rapports : aucune action concrète ne vient au secours des victimes de cette insécurité grandissante. « On n’a pas assez d’équipements ni de bateaux rapides pour intervenir sur les scènes de crimes », déclare Jean Pedro Mars. Les autorités sont au courant, mais l’insécurité terrestre semble être la priorité », dit-il.
Les tentacules des groupes criminels s’immiscent presque partout en Haïti. 3 900 personnes ont dû fuir leur demeure à Cité Soleil en juin dernier à cause d’une guerre de gangs. Dans l’épisode, les secouristes dénombrent plus de 200 cadavres, sans compter les centaines de viols, les dizaines d’estropiés et de disparus.
La région métropolitaine de Port-au-Prince, centre des activités politiques et économiques, s’isole de plus en plus du reste du pays. Les gangs verrouillent les artères les plus importantes, empêchant la libre circulation des biens et des personnes vers le sud comme vers le nord.
« Une alternative maritime est indispensable, car le contrôle des gangs sur les routes sortant de Port-au-Prince continue de progresser », a soutenu ce vendredi l’Australienne Madeleine Habib. Selon l’officier maritime travaillant pour le Programme alimentaire mondial en Haïti, ce constant s’applique particulièrement à la population de la péninsule sud qui souffre encore de l’impact du tremblement de terre d’août 2021.
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Le cabotage représente une planche de salut pour les paysans de Corail. Toute interruption des activités engendre des pertes de marchandises, et l’augmentation encore plus radicale du prix des produits importés dans la localité de paysans et de pécheurs d’à peine 20 000 habitants, terriblement ravagée par le cataclysme.
Un an après avoir enterré ses six morts et pansé ses 244 blessés, Corail ne peut offrir des abris permanents à des milliers de ses habitants. Les tentes en plastique donnent l’effet d’un jardin de champignon à ciel ouvert. Des sept écoles effondrées lors du tremblement, cinq fonctionnent encore sous les tentes.
« Les bateaux permettent aux gens de travailler et de faire de l’argent, déclare Alex Maxcia, maire principal de Corail. S’ils arrêtent de travailler, cela sonnera la mort de la ville. La faim se multipliera. Et l’on enregistrera beaucoup plus de cas d’insécurité. »
Depuis l’attaque, « Mèsi manman », fonctionne au ralenti. Son propriétaire, Jean Raymond Lormilien, réduit les voyages de moitié. Mais arrêter ne figure pas dans la liste des options. Le père de sept enfants doit rembourser les sommes confiées pour l’achat de marchandises à Port-au-Prince, emportées par les bandits. Désormais, il loue deux moteurs à 30 000 gourdes le voyage pour ses opérations.
« J’ai vu la mort en face, se souvient Lormilien. Nous avons pu atteindre Port-au-Prince grâce à nos voiles. »
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Partout sur le bateau, le choc était palpable. Les gens ont commencé à pleurer après le départ des bandits, rapporte Savelhomme Antoine, un des marins de « Mèsi manman ». Certains paysans sont tombés malades, et refusent de prendre la mer ces temps-ci, déclare l’homme de 43 ans, père de trois enfants.
Un an après le séisme, le département de la Grand’Anse peine à se relever. L’aide offerte par les ONG n’arrive pas à la cheville des besoins sur place, selon Silvera Guillaume, un cadre de la protection civile sur place.
Environ 5 000 familles s’abritent encore sous des tentes, dans un contexte d’insécurité alimentaire, de non-reconstruction de la majorité des routes et des écoles effondrées.
« La production agricole a beaucoup diminué dans la région, estime Cassendy Charles, responsable du programme d’urgence chez Mercy Corps. Depuis la tempête Matthew en 2016, la zone n’a plus atteint son niveau de production d’avant. »
À terme, c’est la survie même des communautés qui se joue. Cette pensée hante Jean Raymond Lormilien. « Si la terre est bloquée, la mer est bloquée, le département va périr », conclut-il.
Photo illustrative : Mission Corail – Haïti
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