Les bandits limitent toute action de conservation et compromettent la survie des écosystèmes déjà fragilisés
La présence de groupes armés dans plusieurs aires protégées rend l’accès dangereux et entrave tout suivi environnemental.
Le directeur technique de l’Agence nationale des aires protégées (ANAP), Prénord Courdo, révèle à AyiboPost ne pas pouvoir réaliser depuis cinq ans un « véritable travail de terrain » dans une bonne partie de ces zones.
Officiellement, l’ANAP se charge de la vingtaine d’aires protégées créées par l’État.
Mais ces espaces, censés représenter un patrimoine collectif, sont aujourd’hui livrés à eux-mêmes, victimes de la déforestation, de l’urbanisation sauvage et des conflits fonciers.
Les forêts et zones classées se dégradent à vue d’œil, transformées en champs de charbon, en parcelles agricoles ou en habitats informels, selon deux articles d’AyiboPost parus en 2020 et 2021, l’un sur la plus grande réserve forestière d’Haïti, la Forêt des Pins, et l’autre sur le Parc La Visite.
Les experts recensent 26 aires protégées, classées pour leur contribution au maintien de la diversité biologique et des processus écologiques dans le pays.
Ces espaces, zones stratégiques pour la survie des écosystèmes, incluent les zones clés pour la biodiversité (ZCB).
L’arrondissement de Port-au-Prince concentre la plus grande diversité d’aires protégées, selon une étude publiée en décembre 2023 dans la revue Études Caribéennes.
On y trouve une ZCB, deux parcs urbains, un parc naturel national déjà déclaré, une aire à protéger, ainsi qu’un parc privé en attente d’arrêté officiel depuis mai 2019.
L’arrondissement de la Croix-des-Bouquets compte, pour sa part, quatre aires à protéger sur ses 1 930 km², contre les 735,78 km² de superficie de Port-au-Prince. Il partage aussi, avec l’arrondissement de Belle-Anse, la plus vaste forêt d’Haïti : la Forêt des Pins, au sud du département de l’Ouest.
L’arrondissement de l’Arcahaie abrite un parc historique de 223,43 km² et une aire à protéger, les îlets des Arcadins, tandis que celui de la Gonâve comprend deux aires à protéger au nord-est et au sud-ouest, toutes deux également classées ZCB.
Tous ces espaces, censés être sanctuarisés, se retrouvent menacés par l’extension territoriale des gangs.
La coalition des gangs Viv Ansanm et leurs alliés ont établi des positions stratégiques, contrôlant l’accès aux ressources naturelles et entravant gravement le fonctionnement des aires de conservation.
Les 400 Mawozo, alliés de Viv Ansanm et basés à Croix-des-Bouquets, dominent ainsi l’accès aux ressources naturelles au nord et à l’est du département de l’Ouest. Leurs activités affectent directement des sites d’importance écologique tels que Trou Caïman, le lac Azuéi, la source Zabeth et son système d’irrigation, le parc privé Quisqueya ou encore la Forêt des Pins.
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Cette forêt riche en biodiversité sert désormais de repère pour des activités criminelles et de refuge pour les gangs après des affrontements avec la police, poursuit l’étude citée plus haut.
Le Morne l’Hôpital, classé aire à protéger, est devenu un véritable corridor stratégique pour le passage des différents groupes armés. Le parc national naturel de Pèlerin et le parc national de Martissant sont en situation de vulnérabilité.
La Réserve Wynne Farm, située à Kenscoff, subit directement l’influence des bandits qui en contrôlent l’accès.
Cette imbrication entre espaces naturels et zones d’implantation des gangs met en péril la conservation, empêche les interventions de l’ANAP et accentue la fragilité déjà extrême des écosystèmes haïtiens.
« Nous faisons face à une situation environnementale extrêmement difficile, où toutes nos aires protégées sont indistinctement affectées », déplore à AyiboPost le directeur technique au sein de l’ANAP, Prénord Courdo.
La situation inquiète les amants de la nature et les professionnels versés dans la préservation de la biodiversité du pays.
René Durocher, environnementaliste et photographe animalier depuis plus de quinze ans, se dit profondément inquiet.
Il souligne l’accès pratiquement impossible à certains sites, comme les aires protégées de Soursailles à Kenscoff, en raison des attaques armées.
En temps normal, Durocher parcourt divers espaces de conservation botanique pour photographier des espèces animales, la plupart endémiques. Il ne peut désormais plus faire ce travail.
« Je continue à prendre des photos, mais dans un cercle extrêmement restreint, par exemple dans mon voisinage. En réalité, cela ne permet pas d’avoir accès à ce que l’on devrait normalement documenter », explique le fondateur de l’initiative Eko Ayiti.
Le secteur des aires protégées en Haïti était déjà fragilisé par le manque de structures solides, une rareté de ressources humaines ou une approche globale de conservation botanique.
Ces manquements inspirent des dénonciations régulières.
Eraniel Jean, avocat à la Croix-des-Bouquets et coordonnateur d’une organisation de jeunes dans la commune de Fonds-Verrettes, ne cesse de dénoncer la mauvaise gestion de l’État haïtien dans la préservation des espaces verts, notamment dans la Forêt des Pins.
Selon Jean, les abus sont multiples : coupe incontrôlée d’arbres, accaparement de terrains pour des constructions illégales, mais aussi des dérives de certains agents de la Brigade de Sécurité des Aires Protégées (BSAP), accusés d’utiliser leur position pour vendre des terres au sein même de la forêt.
Créée en 2006 avec seulement 32 agents, la BSAP a vu son effectif gonfler pour atteindre 6 072 membres en 2022, dont la majorité sont des bénévoles non pris en charge dans le budget de l’ANAP. En 2024, une enquête d’AyiboPost révélait que seuls 140 agents contractuels avaient été officiellement intégrés à l’institution.
La Forêt des Pins, située entre l’Ouest et le Sud-Est, représente un autre exemple des limites de la gestion publique.
Classée réserve naturelle, elle devrait être un modèle de conservation.
Mais sur le terrain, elle subit l’exploitation illégale pour le charbon, la coupe anarchique des arbres et l’expansion agricole illégale, selon des interviews menées par AyiboPost auprès de sources au courant de ces faits.
« La Forêt des Pins est en danger. Chaque jour, la situation se dégrade, et aujourd’hui, elle est pratiquement livrée à elle-même. Cela nous inquiète énormément », déplore Jean Rony Contant, habitant de Fonds-Verrettes et membre du Réseau pour la sauvegarde de la Forêt des Pins (RSFP), une organisation communautaire fondée en 2011.
Les efforts d’organisations comme le RSFP demeurent minimes face à l’ampleur des problèmes.
« Parfois, après avoir reboisé une parcelle, d’autres personnes viennent arracher les jeunes plants pour les transformer en jardins potagers », témoigne Contant, ajoutant que la coupe de bois se poursuit sans relâche, tout comme l’implantation de nouvelles constructions dans l’espace protégé.
Environ 5 000 personnes, réparties en 741 ménages, vivent dans la zone centrale du parc. Leurs principales activités économiques reposent sur l’agriculture et la production de bois gras.
Pourtant, selon Contant, une vingtaine d’agents de la BSAP sont déployés sur le site et sont directement impliqués dans les activités commerciales impliquant la vente de terrains de la forêt.
À ces pratiques s’ajoutent des défis naturels et environnementaux. En période de sécheresse, les incendies se multiplient.
« Entre février et avril 2025, nous avons recensé un nombre incalculable de feux qui se sont déclarés dans la forêt », explique Contant.
Selon le professionnel, ce sont souvent les membres de l’organisation communautaire, épaulés par des volontaires, qui interviennent pour éteindre les flammes. Et ces incendies reprennent régulièrement.
Aujourd’hui, l’accès à la Forêt des Pins est presque impossible. Tous les axes routiers menant à la zone sont encerclés par des territoires sous contrôle de gangs.
« La seule route qui restait praticable passait par Kenscoff, puis par Seguin — aujourd’hui sous le contrôle des gangs. Désormais, conclut Contant, le seul accès relativement sûr consiste à traverser par la République dominicaine. »
Par : Lucnise Duquereste
Couverture | À la Forêt des Pins, un homme portant une casquette s’appuie contre un arbre. Photo : Valérie Baeriswyl
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