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Photos | Voyage au cœur de la plus grande réserve forestière d’Haïti

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Malgré tout, la Forêt des Pins conserve encore une partie de sa verdure. Cependant les risques d’un retour à la situation antérieure sont très présents. Le retrait du financement de la coopération suisse laisse un vide que l’État haïtien n’arrive pas encore à combler

Partant de Port-au-Prince en voiture, nous sommes arrivés à Mare-Rouge, à la tombée du jour, après 7 heures de route. Cette localité, se trouvant à cheval entre les départements Ouest et Sud-est du pays, abrite le noyau central du Parc National Unité II de la Forêt des Pins, l’une des deux parties qui forment la plus grande réserve forestière d’Haïti. L’autre Unité se situe à la frontière haïtiano-dominicaine, dans les communes de Thiotte et de Fonds-Verrettes.

Quatre bâtiments — trois d’entre eux sont peints en vert olive — au milieu d’un champ de pins, servent de dortoir aux visiteurs. Une partie héberge également la direction du Parc. À l’entrée principale du dortoir s’installent les drapeaux suisse et haïtien. À quelques mètres de l’édifice se situe le local de la brigade de surveillance de la forêt, à proximité des vestiges de la Société Haïtiano-Américaine de Développement agricole (SHADDA). Cette entreprise agro-industrielle avait obtenu des concessions de l’État haïtien en 1941 pour l’exploitation de la forêt.

On est à 1 500 mètres d’altitude, il fait très froid. On — moi et ma collègue super-photographe Valérie Baeriswyl — enfile nos habits de circonstance. « La température moyenne est de 14 °C annuellement. Parfois elle atteint 5° pendant l’hiver», nous dit d’un ton jovial l’agronome Elie Desmarattes. Ce fonctionnaire du ministère de l’Environnement, frisant la cinquantaine, est responsable de la gestion du Parc.

Ainsi démarrent nos trois jours d’exploration, en plein cœur de l’Unité II de la forêt des pins.

De l’exploitation industrielle à la production du «bois gras»

 Assis sur un siège en fer, au beau milieu des bâtiments logeant la direction du parc, Elie Desmatrattes nous raconte l’histoire de la forêt. Sa voix tendre n’arrive pas à concurrencer celle des « Gragra », cette espèce d’oiseau de couleur noire qu’on retrouve fréquemment dans les mornes d’Haïti. Cet après-midi, ils étaient des dizaines à crier, à nous imposer un fameux concert bruyant jusqu’au soir.

« Nous leur donnons à manger souvent », dit gentiment l’agronome Elie.

Faisant fi de nos invités indiscrets, nous rentrons dans le vif du sujet : comment a débuté l’exploitation à outrance de la Forêt des Pins?

 On est en 1937, soit trois ans après la fin de l’occupation américaine d’Haïti, l’État haïtien crée la réserve nationale de la Forêt des pins. Pourtant, quatre ans plus tard, il octroie des concessions à la SHADDA, témoigne Desmarattes.

Cette entreprise agro-industrielle, via l’installation de trois scieries dans des endroits stratégiques de la forêt, a effectué une exploitation à grande échelle pendant plus de 10 ans. Le pinus occidentalis, l’espèce de pin dominante du parc, a été exporté sur le marché international.

Lire aussi: Le parc « La Visite » illustre la guerre ouverte contre les forêts en Haïti

L’exploitation industrielle qui a perduré jusque dans les années 1980, même après la fermeture de l’entreprise, aurait causé la destruction de la moitié des 32 000 hectares de la couverture forestière de l’espace, lit-on dans un document datant de novembre 2014 qui porte la signature de Helvetas Swiss et des Ministères de l’Agriculture et de l’Environnement d’Haïti.

Des particuliers proches du régime des Duvalier ont bénéficié également des largesses du pouvoir pour continuer à exploiter la forêt durant les 29 ans de la dictature. Pire, en 1964, François Duvalier a ordonné l’abattage des arbres de la forêt sur une distance de 400 mètres dans les zones limitrophes avec la République Dominicaine, en vue de lutter contre les rebelles haïtiens qui visaient son renversement.

Dans la foulée, une population estimée aujourd’hui à plus de 60 000 personnes va s’installer au fur et à mesure, en amont et en aval de la forêt.

Privée des services sociaux de base (soin de santé, éducation, eau potable, électricité), elle se lance dans la production de « bois gras». La vente de ces brindilles de pins utilisées dans l’allumage du charbon de bois pour la cuisine (surtout en milieu urbain) s’est révélée une source de revenu complémentaire pour ces familles qui vivent dans des conditions précaires.

Une menace de grande envergure

Après plus d’une heure de route à moto, nous sommes à « Siri nèf», un endroit situé dans la direction nord du bâtiment administratif. Il fait partie des 14 000 hectares de l’Unité II de la Forêt des Pins. Cassagnol Bonnet, un agent de la brigade forestière, nous sert de guide.

Le constat est alarmant : des dizaines d’arbustes incendiés ; des pins géants vivement écorchés à la suite de l’extraction du bois gras. Plus loin, un poste de contrôle dont la construction est inachevée depuis longtemps s’installe au milieu de ce désastre amorcé.

La production de « bois gras » communément appelée « bois pin » constitue une menace permanente pour la forêt. Sa demande sur le marché s’est accentuée au début des années 1990. Une étude effectuée en 2006 par l’ONG suisse Helvetas, de concert avec le ministère de l’Agriculture, révèle que plus de 80 % de la population était impliquée dans la production de bois gras. «Et si on avait continué au même rythme de cette exploitation, il n’y aurait plus un seul arbre d’ici 25 ans», témoigne l’agronome Desmarattes.

À l’extraction du bois gras s’ajoutent les fours à chaux traditionnels, la fabrication du charbon de bois et des planches qui vont constituer le principal fléau accélérant la destruction systématique de la forêt des Pins.

C’est dans ce contexte difficile où des menaces pesaient sur l’existence même de la forêt qu’est apparu le projet de Préservation et Valorisation de la Biodiversité (PVB). Ce programme a été financé par la Direction du Développement et de la Coopération suisse à hauteur de dix millions de dollars américains, sur une période de quinze ans.

Le projet a débuté en 2003 sous la direction de l’ONG Helvetas Swiss en symbiose avec les Ministères de l’Environnement et de l’Agriculture.

Les deux premières phases consistent globalement à évaluer la dégradation de la forêt, restaurer les clairières et mettre en place des alternatives économiques en vue de diminuer la pression provoquée par les activités humaines.

« Notre approche s’est inscrite dans le cadre de la recherche-action. On a fait un diagnostic puis défini les différentes étapes avec la population afin de limiter les mauvaises pratiques», soutient l’agronome Jean Edy Theard, l’ancien coordonnateur du programme.

Réhabilitation des clairières 

La restauration des espaces affectés par la déforestation faisait partie de l’agenda des tenants du projet. Des 14 000 hectares de terre constituant la superficie de l’Unité II de la forêt, l’espace boisé couvrait seulement 4 000 hectares au moment du lancement du programme de réhabilitation.

Entre 2005 et 2013, plus de 1000 hectares de clairières sont restaurés. Un rapport datant de décembre 2020 mentionne que la zone de conservation des pins s’étend désormais sur 5 670 hectares.

D’anciens producteurs de bois gras ont participé à cette campagne de reboisement. «Notre approche a eu pour fondement trois grands axes : prise en charge de la forêt; mise en place d’activité économique génératrice de revenus et diminution de la pression exercée sur la forêt», rapporte l’agronome Seth Pierre, chargé de programme à Helvetas.

Notons, toutefois, que le processus de réhabilitation des clairières situées dans la zone centrale de la forêt a été interrompu en 2018 à la suite du retrait du financement de la Coopération suisse.  

«En 2010, nous avons mis en place un système de compensation. Nous avons fait des calculs avec les exploitants des terrains en question pour évaluer leur rente annuelle. Nous leur donnons un montant compatible par rapport à ce qu’ils gagnent. À la fin, ils nous cèdent leur terre pour les restaurer», témoigne l’agronome Desmarattes.

Activités économiques alternatives

Dans des endroits reculés du bâtiment administratif de la forêt, l’extraction du bois gras est en vigueur. Des initiatives ont été prises dans le cadre du projet d’Helvetas pour remédier à cette situation.

Environ 5 000 personnes réparties sur 741 ménages vivent dans la zone centrale du Parc. Et l’agriculture et la fabrication du bois gras constituent leur principale activité économique. Il fallait trouver une formule pour diminuer la pression qu’ils exercent sur la forêt en leur proposant des initiatives économiques alternatives génératrices de revenus. Dès la deuxième phase du projet entre 2005-2009, on a introduit des cultures maraîchères sur des parcelles de terrain réservées à la production agricole.

Un rapport datant de 2013 indique « plus de 800 familles ont pu bénéficier des appuis directs en lien avec le maraîchage soit en participant aux activités de formation, soit en achetant des intrants dans les deux mini boutiques mises en place dans le cadre du projet ».

L’établissement des parcelles aux alentours des habitats s’accompagne également de l’élaboration de nouvelles pratiques d’élevage. Cela a permis à 1 000 familles vivant à l’intérieur ou dans la zone tampon de la forêt d’avoir de nouvelles sources de revenus, suivant les propos du directeur du parc Elie Desmarattes.

Lire aussi: Non, Haïti n’a pas que 2% de couverture forestière

«Je cultive des pommes de terre, du pois-france depuis 1998, je fais aussi de l’élevage de moutons. Parfois je perds la récolte à cause de la sécheresse, des chenilles. Un sac de pommes de terre se vend à 2500 gourdes dépendamment de la taille. Ce sont des gens qui refusent de travailler la terre qui produisent le bois gras. Mais moi, j’ai ma profession d’agriculteur. Quand la récolte est mauvaise, je rentre à Port-au-Prince pour faire des petits boulots de maçonnerie.», témoigne fermement Céranus Pierre. Cet agriculteur vivant à proximité du noyau central de la forêt travaillait ses parcelles de pomme de terre au moment de notre visite. Notons qu’il précise ne pas être un des bénéficiaires des programmes de préservation de la forêt financés par la coopération suisse.

Déploiement du corps de surveillance environnementale

Une cohorte de six gardes forestiers, dont une femme, nous reçoit dans un édifice de couleur vert et blanc, recouvert de tôle, en plein cœur de la forêt là. C’est le siège principal du corps de surveillance. Ils nous invitent à y pénétrer.

« Ici cest la garde à vue où on met les gens qui fabriquent le bois gras avant de les remettre aux autorités judiciaires», nous dit Mericia Bonnet en pointant du doigt une petite chambre entourée d’un rideau de fer.

La création de ce corps de surveillance environnementale remonte à 2011. L’initiative a été prise dans le cadre du PVB pour freiner les activités de production de bois gras et d’autres attaques à l’encontre de la forêt. Composée officiellement de 32 membres, la brigade forestière effectue régulièrement des patrouilles à l’intérieur du parc. Elle intervient aussi en cas d’incendie. Autrefois, les agents recevaient un plat chaud tous les matins et des frais mensuels de 3 000 gourdes, nous rapportent-ils.

Avec le retrait du financement de la coopération suisse en 2018, les conditions de travail du corps de surveillance se sont dégradées. Certes, les agents forestiers ont signé un contrat avec le ministère de l’Environnement, à travers l’Agence nationale des Aires protégées (ANAP), cependant ils ne sont pas des fonctionnaires publics à part entière. Parfois, il arrive que le Ministère ne renouvelle pas leur contrat au début d’une année fiscale.

« Nous avons passé huit ans à travailler bénévolement pour l’État haïtien. Ce n’est qu’à la fin des années 2017-2018, je crois, que l’État a accepté de nous accorder un petit salaire de 13410 gourdes», déclare Hercule Carries, un agent du corps de surveillance qui ne cache pas sa frustration.

Au départ, il était question que les brigadiers deviennent des fonctionnaires du ministère de l’Environnement. Mais cela n’a pas été fait, révèle l’ancien directeur du projet Jean Edy Theard qu’on a contacté quelques jours après. Plus loin, il ajoute, l’air déçu : « l’État n’a pas pris la relève. La prise en charge n’a pas été régulière. Les décaissements de l’État se font en retard. Cela affecte les patrouilles. Nous n’avons pas trouvé un ancrage institutionnel pour assurer la continuité des travaux qui ont été faits. C’est là notre échec dans le cadre de ce projet. »

De nombreuses initiatives ont été prises pendant plus de quinze ans afin de dissiper les menaces qui pesaient sur la plus grande réserve forestière d’Haïti.

À travers des programmes de réhabilitation, des espaces dégradés, de mise en place des activités alternatives génératrices de revenus et de création d’une brigade de surveillance, la Forêt des Pins, malgré tout, conserve encore une partie de sa verdure. Cependant les risques d’un retour à la situation antérieure sont très présents. Le retrait du financement de la coopération suisse laisse un vide que l’État haïtien n’arrive pas encore à combler. Car le ministère de l’Environnement a un budget de fonctionnement qui ne permet pas de répondre aux besoins d’investissements nécessaires à la préservation de la forêt.

« Le Ministère a des contraintes budgétaires. On lui octroie toujours 1 % du budget national, ce qui limite les investissements», explique l’agronome Prenor Coudo, directeur de la gestion des aires protégées.

Lire enfin: Le charbon de bois cause-t-il vraiment le déboisement en Haïti?

De son côté, Elie Desmattes, le directeur du Parc National Unité II de la Forêt des Pins va plus loin :

« LAgence nationale des aires protégées (ANAP), une entité dépendante du Ministère de lEnvironnement, mais élevée au rang de direction générale, a un budget qui ne répond pas aux enjeux des 26 aires protégées du pays. Le budget de lANAP pour lensemble des aires protégées nest même pas suffisant pour la seule Unité 2 de la Forêt des pins». Ce qui laisse entendre que le plan de gestion du parc élaboré en 2017 qui est censé être opérationnel, est dépourvu de moyens concrets pouvant garantir de résultats durables.

C’est vrai que le discours portant sur la préservation des aires protégées intègre de plus en plus le débat public via le projet PVB d’Helvetas, mais l’essentiel du travail de protection des ressources forestières est à venir.

Feguenson Hermogène

Les photos sont de Valérie Baeriswyl 

Ce reportage a reçu la participation de CFI, Agence française de développement médias, dans le cadre du projet INFO TOUPATOU, et de la FOKAL

Feguenson Hermogène est journaliste et cinéaste. Il a intégré l’équipe d’Ayibopost en décembre 2018. Avant il était journaliste à la radio communautaire 4VPL (Radyo Vwa pèp la, 98.9 FM) de Plaisance du Nord.

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