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Les enjeux de l’élection présidentielle des États-Unis d’Amérique pour Haïti

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Démocrates ou Républicains à la Maison Blanche, les Haïtiens ne doivent nourrir aucune illusion quant à un éventuel changement dans la politique extérieure des États-Unis à l’égard d’Haïti

Le 3 novembre 2020, les Américains seront appelés à reconfigurer le paysage politique de leur pays à travers les élections. Bien que d’innombrables postes électifs tels que les législateurs d’États, les membres du Congrès et du Sénat américain soient à pourvoir, la présidentielle Américaine témoigne de la part de beaucoup de pays d’une attention particulière tant les enjeux liés à l’issue électorale sont importants. En particulier, les projecteurs sont braqués sur les « États pivots » (Swing States, en anglais) — le Michigan, la Pennsylvanie et la Floride — qui sont très convoités par les prétendants à la Maison Blanche, et où Républicains et Démocrates s’engagent, depuis maintenant des mois, dans une lutte idéologique acharnée. De l’autre côté de la mer des Caraïbes, on regarde en Haïti, entre optimisme et angoisse, ces élections aux enjeux socio-économiques substantiels pour l’avenir du pays.

Le secteur du textile, estimé en 2015 à près de 800 millions de dollars étasuniens, est l’un des principaux piliers de l’économie haïtienne. Ce secteur représentait en 2015 près de 90 % des exportations d’Haïti. L’importance de ce secteur pour l’exportation haïtienne peut être expliquée grâce à des avantages douaniers que bénéficie Haïti à travers les lois HELP (Haiti Economic Lift Program, en anglais) et HOPE II (Haitian Hemispheric Opportunity Through Partnership for Encouragement Act II, en anglais). Elles ont facilité l’arrivée de nouveaux investissements qui ont entraîné la création de milliers d’emplois, certes pas toujours bien rémunérés. Par ailleurs, elles ont permis d’augmenter la limite de volume de vêtement en provenance d’Haïti ainsi que la diversification des produits manufacturés en Haïti et destinés à être exportés vers les États-Unis. Ces avantages douaniers devraient néanmoins prendre fin d’ici le 30 septembre 2025.

La main-d’œuvre bon marché haïtienne est certes attrayante pour les investisseurs sud-coréens et américains qui se sont installés depuis dans le pays. Les préférences douanières qu’offrent les lois HELP et HOPE II demeurent néanmoins leurs principales motivations. Si Haïti venait à perdre l’exonération douanière sur l’exportation des produits du secteur du textile, cela pourrait inciter ces investisseurs à partir d’Haïti. Pour éviter, au-delà de l’échéance du 30 septembre 2025, une fuite d’investissement et par conséquent des pertes importantes d’emplois, l’enjeu pour Port-au-Prince est d’obtenir inévitablement un prolongement des lois HELP et HOPE II. Des mesures adéquates doivent être prises en ce sens. Le gouvernement haïtien peut, entre autres, entamer de solides discussions avec la nouvelle administration, le plus tôt possible, et aussi plaidoyer, auprès des membres du Congrès américain.

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L’économie haïtienne est aussi tributaire, à une proportion non négligeable, des transferts d’argent issus de la diaspora haïtienne. Ces transferts représentent autour de 37,1 % du produit intérieur brut (PIB) du pays en 2019. En dépit du spectre de récession économique, dû principalement à la pandémie de Covid-19, qui plane sur les puissances économiques telles les États-Unis, le Canada et la France, Haïti mise sur l’apport de sa diaspora, pour pouvoir garder un certain équilibre économique et du coup éviter des embrasements sociaux, à la manière des soulèvements qui ont secoué le pays en juillet 2018.

Une vaste majorité de la diaspora haïtienne réside aux États-Unis. En 2018, on dénombrait pas moins de 687 000 Haïtiens qui vivaient aux États-Unis et dont 55 338 bénéficiaient du statut de protection temporaire (TPS : temporary protected status, en anglais). Cette mesure, votée par l’administration Obama/Biden à la suite du cataclysme du 12 janvier 2020, permettait aux bénéficiaires haïtiens de vivre et de travailler légalement aux États-Unis. Cependant, l’administration Trump/Pence a décidé d’y mettre fin le 20 novembre 2017. La validité de la TPS a dû être prolongée suite à l’action intentée en justice, affaire Ramos contre Nielsen, par les bénéficiaires afin de contester la décision de l’actuelle administration.

Les doutes qui persistent autour du programme de statut de protection temporaire génèrent un sentiment d’instabilité chez les Haïtiens qui en profitaient, mais aussi chez leurs proches parents restés en Haïti et dont l’avenir en dépend grandement. Certes, les Haïtiens qui bénéficiaient du statut de protection temporaire ont une autorisation de travail valide au 4 janvier 2021, ils craignent tous le pire : devoir être expulsés des États-Unis au-delà de cette échéance.

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La perspective d’un retour involontaire de plus de ces 50 000 Haïtiens aura inévitablement des conséquences désastreuses sur l’économie d’Haïti dont la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté avec moins de 2,41 dollars étasuniens par jour. Les infrastructures pouvant accueillir ces Haïtiens sont pour l’instant inexistantes : absence de programmes sociaux et d’intégration des professionnels ayant acquis de l’expérience aux États-Unis. Par ailleurs, les opportunités d’emplois en Haïti se tarissent. Ce retour ne fera qu’accroître des inégalités sociales déjà spectaculaires dans le pays. Peu importe l’issue des élections présidentielles, Port-au-Prince a intérêt à engager de sérieuses discussions avec Washington en vue d’obtenir la prorogation du statut de protection temporaire pour les Haïtiens qui en bénéficiaient.

Une autre catégorie d’Haïtiens qui mérite une attention spéciale du Ministère des Affaires étrangères est celle qui vit dans des centres de détention provisoire non loin de la frontière avec le Mexique. En juin 2020, et malgré l’expansion incontrôlée de la pandémie de Covid-19, 44 % des personnes détenues dans le centre de détention du comté de Karnes dans l’État du Texas étaient des Haïtiens juste devant les Mexicains (17 %). Cela est dû, en partie, au montant excessif de la caution requise par l’agence fédérale de contrôle de l’immigration américaine (Immigration and Customs Enforcement [ICE], en anglais) pour pouvoir libérer un détenu en attendant de comparaître devant un juge.

De juin 2018 à juin 2020, une caution de 16 700 dollars étasuniens était nécessaire pour obtenir la libération d’un migrant haïtien. Cette somme néanmoins, était nettement supérieure à celle engagée, soit 10 500 dollars, pour libérer un migrant non haïtien. Un fossé aussi énorme interpelle, considérant l’hostilité systématique manifestée à l’égard des étrangers noirs dans les États du sud. En conséquence, les autorités haïtiennes doivent davantage plaidoyer auprès de Washington en faveur du respect des droits des migrants haïtiens.

Il y a aussi les familles haïtiennes qui sont dans les centres de détention familiale provisoire dans la Pennsylvanie et le Texas. Certaines d’entre elles sont parfois restées enfermées sans pouvoir consulter un avocat. Les conditions sanitaires de détention sont parfois inquiétantes et le risque pour des enfants de contracter des maladies contagieuses est assez important. Quant aux familles qui sont arrivées aux États-Unis après que l’administration Trump/Pence eut fermé les frontières et imposé des restrictions aux voyageurs étrangers au début de la pandémie en mars 2020 se sont vues refuser leur dépôt de dossier de demande d’asile et sont directement placés en détention en attente d’être expulsées du territoire américain. Dans ces centres de détention familiale, certains parents sont même hantés par l’idée d’être un jour séparés de leurs enfants.

L’idée d’une éventuelle séparation de certains parents de leurs progénitures est pour le moins traumatisante. Au regard des considérations sanitaires liées à l’expansion du coronavirus, la juge fédérale Dolly Gee a ordonné le 26 juin 2020 la mise en liberté des mineurs des centres de détention contrôlés par ICE ainsi que ceux qui sont détenus dans des hôtels et en attente d’être déportés. Considérant que les parents ne sont pas concernés par la décision rendue par la juge, ils ne seront peut-être pas relâchés. Ils doivent en conséquence soit abandonner leur demande d’asile et être immédiatement expulsés vers Haïti avec leurs enfants, soit confier leurs enfants à une tierce personne (sponsor, en anglais). Le fardeau psychologique pour ces parents dans cette deuxième éventualité reste inimaginable surtout quand 545 mineurs séparés de leurs parents depuis juillet 2017 doivent aujourd’hui vivre avec l’idée de ne peut-être plus jamais retrouver leurs parents. Il est urgent que les autorités haïtiennes prennent leur responsabilité afin d’empêcher que des familles haïtiennes vivent une telle tragédie.

Aux États-Unis, l’enjeu racial de l’élection présidentielle est implicitement central. En témoignent les différents mouvements sociaux qui ont émergé à la suite du meurtre de plusieurs Afro-Américains par des policiers blancs. Dans ce contexte, ces élections sont d’une extrême importance. L’enthousiasme et la détermination des minorités et des classes populaires américaines et les mouvements d’émancipation féministes sont remarquables. Des longues files et d’heures d’attente ne semblent guère les décourager en cette période de vote anticipé (early voting, en anglais). Selon les prévisions, le taux de participation pourrait atteindre un niveau record aux États-Unis.

En Haïti entre-temps, certains sont partagés entre un sentiment d’anxiété et d’espoir. Démocrates ou Républicains à la Maison Blanche, les Haïtiens ne doivent nourrir aucune illusion quant à un éventuel changement dans la politique extérieure des États-Unis à l’égard d’Haïti. Considérant l’importance des enjeux, il incombe à l’État d’Haïti de défendre les intérêts de ses citoyens.

Juwendo Denis, Ph.D
Directeur de la Recherche et des Publications à Policité
Chercheur associé à l’Université Harvard

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