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Témoignage détaillé d’un médecin haïtien depuis un foyer de Coronavirus aux USA

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« C’est la première fois que je vis une situation où le système se trouve dépassé par les événements », déclare Frantz Pierre-Louis

Frantz Pierre-Louis pratique la médecine depuis une dizaine d’années dans l’État du New Jersey où il a reçu le prestigieux « Prix d’excellence des médecins en soins de santé ».

Initialement, Pierre-Louis a étudié à l’Université d’État d’Haiti. Il s’est spécialisé en médecine interne avant de quitter le pays pour des études avancées en maladies infectieuses.

Alors que les États-Unis viennent de surpasser la Chine en nombre de cas avérés de Coronavirus, Pierre-Louis parcourt différents hôpitaux pour porter assistance aux personnes affectées.

Lors d’une entrevue accordée à la rédaction d’Ayibopost, il peint le portrait d’un pays terrassé et d’un système de santé impuissant devant l’ampleur de la pandémie.

Dr. Frantz Pierre-Louis

Pour plus de clarté, cet interview a été édité et condensé.

Où êtes-vous exactement aux États-Unis? Décrivez pour nous la situation actuelle?

Je suis un spécialiste des maladies infectieuses qui travaille à New Jersey. Je travaille dans cinq hôpitaux de l’État. Je fais partie de l’équipe de [spécialistes] qui essaie de contrôler la propagation de l’épidémie Covid-19 depuis plusieurs semaines.

Dans les hôpitaux, nous avons différents types de malades. Il y a les cas graves et compliqués qui occupent les unités de soins intensifs (ICU). Il y a aussi ceux qui ne sont pas admis dans l’hôpital et qu’on renvoie chez eux. Il s’agit d’un spectre de sévérité qui passe des malades graves et ceux qui sont relativement asymptomatiques, mais porteurs de la maladie.

Qu’est-ce qui rend la situation actuelle exceptionnelle?

C’est pour la première fois qu’on vit une situation de manque aux États-Unis. Il y a un ensemble de matériels considérés comme standards qu’on a plus parce qu’il y a un usage excessif du système de santé. Les salles d’urgence sont envahies. La demande de soin surpasse l’offre.

On a une quantité limitée de prestataires de santé, de médecins, d’infirmières, de lits, de respirateurs artificiels, de gens dans les laboratoires pour effectuer les tests… C’est la première fois que je vis une situation où le système se trouve dépassé par les évènements et qu’on se trouve en position d’effectuer un tri des gens suspectés (…).

Comment se fait la prise en charge dans les hôpitaux où vous travaillez?

On a différents types de traitements pour les gens qui viennent avec des symptômes – si la personne a des problèmes respiratoires, elle a la fièvre et si son oxygène baisse… Actuellement, on fait face à une nouvelle maladie. Un des traitements qu’on utilise (…), c’est la chloroquine. On en fait usage en Haïti contre la malaria. Aux États-Unis, on l’utilise surtout l’hydroxychloroquine qu’on combine certaines fois avec l’azithromycin, qui est un autre antibiotique. (…)

On vérifie également si la personne n’est pas attaquée par d’autres bactéries. (…) Avec ces traitements, certains malades s’en sont sorti. D’autres sont morts quand même.

Personnellement, pensez-vous que la chloroquine fait de l’effet?

Oui. Elle fait de l’effet sur certaines personnes à qui je l’ai administrée. Certains ne ressentent plus la fièvre après deux jours et la personne est moins symptomatique.

Elle ne fait aucun effet sur d’autres patients.

Il s’agit d’une maladie virale. Votre système immunitaire est attaqué. On ne peut pas attendre le résultat des études pour confirmer que [la chloroquine] marche alors que des gens sont dans le besoin. C’est un risque qu’on prend parce que tous les médicaments ont des effets secondaires. (…)

Vous connaissez très bien le système de santé haïtien. Que pouvons-nous faire malgré nos manquements pour sauver des vies?

Il est important que les gens restent prudents et appliquent les règles d’hygiène de base. (…) Il faut se laver les mains, ne pas tousser en présence des gens quand on ressent le besoin, éviter les situations de foule, etc.

Ce sont des gestes simples que vous pouvez faire qui peuvent réduire la transmission de la maladie. Si chaque malade évite d’infecter les gens autour, je pense que c’est ce qui permettra que la maladie ne rajoute pas du « stress » sur le système de santé.

La [majeure partie] des gens qui contractent la maladie ne manifesteront pas grand-chose. Ils ressentiront une fatigue légère et de la fièvre. Et ceux qui sont en âge avancé ou ont une maladie cardiovasculaire, pulmonaire, s’ils fument et souffrent de bronchite chronique, peuvent à ce moment-là avoir des conséquences plus graves, dans certains cas. (…)

Les gens doivent aussi manger des fruits et des légumes. Il faut consommer des aliments qui procurent de la vitamine C. Plus votre système immunitaire opère à un niveau optimal, plus vous avez de la chance que la maladie passe de façon anodine sans que vous ne manifestiez des symptômes.

Ce qui peut être différent si votre système immunitaire est faible. Dans ce cas, la maladie peut être très agressive. À ce moment-là, il peut être très difficile pour quelqu’un en Haïti de trouver du soin.

Les gens doivent prendre soin d’eux-mêmes. Ce n’est pas le moment de ne pas dormir. Il n’y a aucune raison de dormir tard. Il est important de rester en santé.

Comment vivez-vous tout cela personnellement?

C’est un stress significatif. Cela demande un ajustement en termes de demande. Dans ma famille on est deux dans une situation de stress. Ma femme est aussi médecin et travaille dans de conditions similaires. On prend des précautions. On sait que les travailleurs de la santé sont à risque. (…)

Dans la mesure du possible on a choisi cette voie. Quand la situation est difficile, on travaille.

Je fais attention avec mes enfants également. Ils ne sont pas dans notre profession, mais indirectement, on ne veut pas qu’ils soient concernés et qu’on mette quelqu’un dans notre famille en position d’attraper la maladie.

Parlez-nous de la communauté haïtienne à New Jersey. Avez-vous reçu des Haïtiens dans votre hôpital?

Oui. On fait partie de la communauté mondiale. Les Haïtiens sont traités comme tout le monde. Personnellement, je manifeste un intérêt spécial quand je peux faire la différence pour un haïtien. (…)

Il est des observations qui démontrent que les personnes âgées sont plus à risque…

Définitivement, il s’agit d’une bonne observation. C’était surtout vrai initialement quand l’épidémie a commencé en Chine puisque dans la vaste majorité des cas, les jeunes n’étaient pas affectés.

Cependant, il y a toujours des exceptions à la règle. Hier, il y a un enfant de 17 ans qui est mort. Cela ne veut donc pas dire que les jeunes ne doivent pas prendre des précautions et ne pas faire attention. Vous êtes peut-être moins à risque, mais n’abusez pas de votre chance.

Vous pouvez également être [un vecteur d’infection] pour votre maman, père et grand-mère. (…) Vous pouvez tuer vos proches indirectement.

Est-ce que des médecins proches de vous sont morts ou infectés?

Oui, malheureusement. Je connais des cas de médecins infectés et d’autres qui sont morts. Personnellement, j’ai des infirmières sous traitement. La maladie ne fait pas de discrimination. Les médecins et infirmières sont plus à risque.

Je prends des dispositions de mon côté. J’ai toujours mon masque N95 quand je vois des gens qu’ils aient ou non des symptômes. Je me lave les mains aussi souvent que possible. Je prends de la vitamine C (…)

Que pensez-vous de la réaction des médecins haïtiens qui disent qu’ils ne vont pas traiter les malades du Covid-19?

[Les médecins] ne doivent pas oublier le métier qu’ils ont choisi. Aux États-Unis, les conditions sont extrêmement difficiles.

Il y a une responsabilité de part et d’autre. Il faut donner aux médecins et infirmières les opportunités de faire ce qu’ils peuvent.

Même ici aux États-Unis, le [autorités sanitaires] ne peuvent me procurer du [masque] N95. Je me débrouille seul pour m’en procurer. Et plusieurs collègues font de même.

C’est pratiquement une obligation pour les médecins et infirmières.

Je ne pense pas que les médecins et infirmières ne veulent pas travailler. Si vous ne leur donnez pas de gants… J’ai travaillé en Haïti dans des situations difficiles où je n’avais pas d’eau potable pour me laver constamment les mains. Si les médecins haïtiens ne peuvent se laver leur main, qu’ils n’ont pas de masque… ce n’est pas aussi simple.

Qu’en est-il des tests?

Le test prend trois à sept jours. À cause de la hausse des demandes, dans des cas exceptionnels, on ne reçoit pas le test avant sept jours.

Pensez-vous qu’Haïti devrait avoir des hôpitaux en plein air afin de tirer avantage du pouvoir désinfectant du soleil?

Oui. Mais c’est une arme à double tranchant. Vous pouvez créer des hôpitaux qui vont occasionner des rassemblements humains qui n’étaient pas nécessaires.

Mais ce n’est pas une mauvaise idée s’il y a des affiches et signaux clairs et un système de triage effectif pour indiquer aux gens où aller s’ils ressentent des symptômes. Ce sont des choses qui doivent être planifiées.

Le soleil est l’antiseptique naturel le plus puissant. La chaleur joue en notre faveur. Quand il fait froid, on a tendance à se rapprocher des autres.

Widlore Mérancourt

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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