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Les chanteurs haïtiens ont-ils oublié Noël cette année ?

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«On ne peut pas produire de chansons quand on sait que des gens sont forcés de partir de chez eux. Le public qui doit savourer les chansons a d’autres soucis», s’alarme un rappeur interviewé par AyiboPost

Six médias et plusieurs professionnels de l’industrie musicale de l’aire métropolitaine de Port-au-Prince, interviewés par AyiboPost, signalent une baisse progressive de la création de chansons dédiées à la période de Noël.

La Radio Télévision Caraïbes (RTVC) a déclaré à AyiboPost n’avoir reçu aucune nouvelle composition pour l’année 2023. Cette station, qui se fait appeler la grande dame des radios, reçoit habituellement une trentaine de nouvelles compositions en moyenne par an.

Cette production, florissante durant la période de 2010 à 2015, était surtout alimentée par de jeunes musiciens et de groupes provenant des quartiers populaires de Port-au-Prince, du centre-ville et de la commune de Carrefour.

«À cause de l’insécurité, certains jeunes qui habitent dans les quartiers en proie à la violence des gangs déclarent ne plus pouvoir apporter leur musique à la station», relate Lovensky Jeudy, metteur en onde de la station de radio Caraïbes depuis 2015. 

La Radio Télévision Caraïbes (RTVC) a déclaré à AyiboPost n’avoir reçu aucune nouvelle composition pour l’année 2023.

La Télévision nationale d’Haïti (TNH) organisait des concours de chants de Noël ayant généré une forte affluence, mais la pandémie du COVID en 2019 ainsi que les crises qui ont secoué le pays de 2020 à 2023 ont grandement affecté la tenue de ces compétitions. 

«La dernière fois qu’on a organisé ce concours, c’était en 2020 avec 150 participants», explique Gamall Jules Augustin, directeur de la Télévision nationale d’Haïti (TNH).

En 2023, ce concours n’a pas pu avoir lieu car le nombre d’inscrits a été jugé insuffisant par les organisateurs. «Seulement six personnes se sont inscrites»,  affirme  Augustin.

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Au cours des années 2016 et 2017, la télévision publique recevait de jeunes artistes qui apportaient leur musique et sollicitaient l’institution pour l’enregistrement de clips. Ce qui n’est pas le cas en 2023. 

«D’habitude, nous recevons 200 à 300 propositions de musiques. Pour cette année 2023, la TNH n’a reçu aucun nouveau tube», continue le responsable. 

D’autres stations comme Kiskeya,  Métropole et Magik 9 font le même constat à AyiboPost.

D’habitude, nous recevons 200 à 300 propositions de musiques. Pour cette année 2023, la TNH n’a reçu aucun nouveau tube.

Lunes Jean Charles, technicien à la radio  Magik 9, fait savoir que la station n’a reçu aucune nouvelle composition cette année. Alors qu’en 2022, elle avait enregistré dix (10) nouvelles propositions de musique de noël.

De son côté, Radio Métropole n’a reçu qu’une seule nouvelle proposition de musique de noël cette année. 

Un chiffre qui avoisinait la dizaine dans les années 90, selon Daniel Marcelin, chroniqueur à la radio Métropole.

Selon Marcelin, les concours de chants de Noël, notamment celui de Telemax initié en 1994, pourraient être l’un des facteurs expliquant le déclin des propositions reçues par la station pour laquelle il travaille.

«Certains artistes ont préféré produire pour participer aux concours au lieu de les proposer aux stations», avance-t-il. 

De son côté, Radio Métropole n’a reçu qu’une seule nouvelle proposition de musique de noël cette année. Un chiffre qui avoisinait la dizaine dans les années 90.

Le rappeur rivartibonitien, Stanley Sainté dit Enimò, évoluant dans le secteur musical depuis une dizaine d’années, pense que  les artistes n’ont plus la motivation de composer des musiques de Noël.

«On ne peut pas produire de chansons quand on sait que des gens sont forcés de partir de chez eux», s’alarme-t-il. 

Non seulement les artistes ont une production très limitée, mais l’auteur du tube à succès «M al chache fòs nan bitasyon m» estime également que la demande ne se fait pas ressentir.

«Le public qui doit savourer les chansons a d’autres soucis. La situation sécuritaire du pays, notamment dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince, enlève tout le mystère à cette fête», ajoute l’artiste qui a réalisé une musique de Noël depuis 2015.  

Le chanteur vit actuellement en République Dominicaine en raison de la situation d’insécurité dans le pays.

On ne peut pas produire de chansons quand on sait que des gens sont forcés de partir de chez eux.

Producteur de musique et ingénieur de son, Browns Louis Charles n’a reçu que deux demandes d’enregistrement de musique pour la Noël cette année.

Si la production de Charles observe une forte demande à partir de 2021, il a toutefois constaté un «ralentissement majeur» durant ces deux dernières années.

Le professionnel en acoustique témoigne qu’avant il pouvait  produire une quinzaine de musiques de Noël en seulement deux semaines.

Browns Louis Charles remémore les époques où sa production était encore profitable.

«Dans les périodes de Noël, il y a des moments où nos bénéfices peuvent atteindre environ 1 500 à 2 000 dollars américains en une semaine, mais cette année, nous n’avons généré que 300 dollars américains», indique-t-il.

En plus de la quantité de musique produite qui diminue, pour Charles, le départ de certains professionnels de la musique pour l’étranger affecte la qualité des chansons.

«Ce n’est plus la même chose en termes d’arrangement, de sonorisation et d’exécution», explique le professionnel du son.

Dans les périodes de Noël, il y a des moments où nos bénéfices peuvent atteindre environ 1 500 à 2 000 dollars américains en une semaine, mais cette année, nous n’avons généré que 300 dollars américains.

Cette année, le pays a connu un flot de départs de ses citoyens vers les États-Unis. 

Selon le Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis, depuis janvier à fin novembre 2023, plus de 120 000 haïtiens sont arrivés aux États-Unis d’Amérique dans le cadre du programme «Humanitarian Parole» initié par l’administration de Joe Biden.

Le concours Noël Caraïbes, initié en 2017 au sein de la station RTVC encourageant les compétitions de chants de noël dans le pays, voit le nombre de ses participants diminuer en 2023. 

Alors qu’il en est à sa cinquième édition cette année, ces joutes, ayant vu l’émergence de plusieurs nouvelles voix de la scène musicale haïtienne dont Jean Garmel Buteau, comptait 150 concurrents lors de sa première édition. En 2018,  ce nombre est passé à 200, pour revenir à 150 lors de sa troisième année. En 2021, il en compte 140 pour n’atteindre que 60 inscrits en 2023. Soit une diminution de 60% par rapport à la première édition.

«Cette baisse des participants est en partie liée aux difficultés économiques, au manque de studio d’enregistrement adéquat, entre autres», déclare Réal Louis.

Le sociologue Kesler Bien-aimé voit l’affaiblissement du déroulement de la période de la nativité comme étant la résultante des difficultés socio-économiques actuelles du pays. 

«On observe une réduction de la marge d’expression traditionnellement associée à la période de Noël en Haïti», souligne le professeur à l’Université d’État d’Haïti (UEH), faisant référence aux disparitions des activités ludiques et de loisirs habituelles. 

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«Le contexte actuel pousse les gens à se réadapter. À trouver d’autres formes d’expressions pour célébrer Noël», souligne le professeur qui, toutefois, pense que cela ne dérange pas outre mesure la tradition qui continue d’exister chez les familles pratiquantes.

Dans l’univers musical haïtien, d’autres concours, dont le très populaire «Konkou chante nwèl» lancé par la chaîne Telemax au cours des années 90, se sont arrêtés il y a une dizaine d’années.

Cette compétition a vu l’émergence de plusieurs artistes tels que Michaël Benjamin dit Mikaben, Stanley Georges, Wesner Bellegarde et Max Aubin.

Par Junior Legrand, Jérôme Wendy Norestyl & Wethzer Piercin


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Junior Legrand est journaliste à AyiboPost depuis avril 2023. Il a été rédacteur à Sibelle Haïti, un journal en ligne.

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