Le service des grands brulés de l’Hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti a été détruit lors du tremblement de terre de 2010. Onze ans après, la reconstruction de l’institution patine
Quand les flammes dévastatrices d’un camion d’essence accidenté ont embrasé quatre dizaines de maisons et calciné environ 70 citoyens à Cap-Haïtien tôt dans la matinée du 14 décembre, l’incident n’a pas uniquement semé le deuil dans une ville déjà étranglé par le banditisme : il met en lumière l’incapacité d’Haïti à correctement prendre en charge en grand nombre les brûlés graves.
Au moment de l’incendie, le plus important hôpital du Cap-Haïtien était fermé après une attaque armée début novembre. Les deux hôpitaux dans le nord appelés au secours ne peuvent adéquatement accueillir les cas les plus sévères. Des témoins rapportent à AyiboPost des scènes horribles de citoyens méconnaissables, totalement défigurés par le feu.
Où les envoyer ? À Port-au-Prince, évidemment. Mais l’hôpital de l’Université d’État d’Haïti, le plus important centre hospitalier du pays, ne constitue pas la destination première. « On n’a pas un centre dédié aux grands brulés », admet docteur Jessy Colimon, directrice de l’HUEH.
En vrai, ce centre existait avant la destruction partielle de l’hôpital, lors du tremblement de terre du 12 janvier 2010. Depuis, la reconstruction de la structure, achevée à 75 %, patine.
« On va avoir une section destinée aux grands brûlés avec le nouvel hôpital », déclare Jessy Colimon.
La seule entité spécialisée dans la prise en charge des grands brûlés en Haïti se trouve à l’hôpital de Médecins sans Frontières à Tabarre, selon un porte-parole de l’institution.
Cette institution se trouvait à Drouillard, mais elle a dû se relocaliser à Tabarre en février, à cause des assauts répétés des bandits dans la zone.
Les ambulanciers viendront quatre ou cinq heures, après notre arrivée sur la scène
Cette relocalisation n’est pas sans conséquence. MSF pouvait recevoir plus de 40 grands brûlés à son hôpital de traumatologie/grands brûlés de Drouillard. Aujourd’hui, ce chiffre se divise par deux.
« Sur les vingt places disponibles à Tabarre, quinze étaient déjà occupées lors de l’incendie survenu au Cap-Haïtien », révèle à AyiboPost le docteur Anicet Umba, directeur médical de Médecins sans frontières.
Entre mardi et mercredi, MSF a reçu dix-sept victimes du Nord gravement brûlées. Quatre autres doivent bientôt s’ajouter à la liste. « Faute de place, nous avons renvoyé trois patients à l’HUEH », rapporte Anicet Umba. L’hôpital de Mirebalais a aussi acceuilli quelques patients.
La directrice de l’hôpital général confirme l’information. « On a reçu du matériel pour prendre en charge les trois patients », déclare Jessy Colimon.
L’incapacité des autorités à agir promptement semble avoir aggravé la situation au Cap.
Lorsqu’un camion-pompier de 1 500 gallons de la mairie du Cap-Haitien arrive sur les lieux, un peu après minuit, ses neuf occupants ont vite réalisé l’impossible de leur mission : ils n’avaient pas de « foam » pour intervenir efficacement sur la gazoline.
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« C’était un feu sauvage », se rappelle Alain Durosiers, chef des opérations pour la mairie.
Bien vite, le camion d’eau s’épuise. Et dès que les pompiers tournent le dos, les effluves jaunâtres de l’incendie s’étendent davantage, faisant beaucoup plus de dégâts. D’autres camions-pompiers de la police et de l’aéroport devront intervenir un peu plus tard pour venir à bout de l’incendie.
« Les ambulanciers viendront quatre ou cinq heures après notre arrivée sur la scène », rapporte Alain Durosiers.
Rien n’indique si des secours arrivés plus tôt auraient pu effectivement sauver des vies, compte tenu de la gravité de la situation sur place. Néanmoins, quand il s’agit de brûlure, les experts mettent tous en avant la nécessité d’une prise en charge rapide.
Dans un communiqué sorti ce 15 décembre, la Fondation Je Klere met l’État à l’index : « Le drame du Cap-Haïtien est le résultat de la négligence, de l’irresponsabilité et de la désinvolture qui caractérisent la gestion des affaires publiques depuis déjà plusieurs années accentuées par la banalisation du droit à la vie marquant le régime PHTK et alliés », dénonce l’organisation de défense des droits humains.
Notre hôpital reçoit des patients compliqués, déclare Anicet Umba. Voir tout d’un coup autant de patients brûlés, ça choque.
Les professionnels de la santé parlent de brûlés graves à partir de 40 % de surface. « On a reçu des patients brûlés à 90 %, dit docteur Anicet Umba, directeur médical de MSF. Ce sont des patients sévères, extrêmement sévères. »
S’occuper de brûlés graves requiert de la dextérité et des équipements spécialisés. « Tous les patients arrivés du [Cap-Haïtien] ont nécessité une réanimation intense », rapporte Umba.
Les victimes vont avoir besoin d’une prise en charge multidisciplinaire. Après réanimation, ils doivent passer au bloc opératoire, puis aux soins intensifs. « Après il y a les soins de physiothérapie, la santé mentale et une alimentation spécialisée », précise le directeur de MSF.
Les circonstances du drame doivent encore être élucidées par les autorités. Dans plusieurs entrevues, le maire du Cap-Haïtien, Patrick Almonor, rapporte que le camion à essence s’est renversé après une manœuvre désespérée pour éviter une collision avec une motocyclette.
Des témoins interrogés par AyiboPost rapportent que le chauffeur du véhicule avait averti les dizaines de passants, qui venaient se servir dans le flot de gaz gratis, occasionné par le renversement de son véhicule. La majeure partie d’entre eux n’ont pas écouté les mises en garde.
« Quand je suis arrivé sur la scène vers 7h du matin, je n’ai pas pu rester longtemps », déclare Nelson Deshommes, porte-parole de la mairie du Cap-Haïtien. Le professionnel en communication dit avoir vu l’extraction de multiples corps sans vies, méconnaissables, balancés dans un canter. « Cela me rappelle le tremblement de terre du 12 janvier ».
Cet incident prend place en marge de protestations grandissantes contre l’augmentation des prix du carburant, occasionnée par la suppression partielle d’une subvention de l’État par l’administration du Premier ministre Ariel Henry.
Depuis des mois, le flot régulier des produits pétroliers se trouve étouffé par les gangs. Le G9, la plus grande coalition de gangs du pays dirigé par l’ancien policier Jimmy Cherizier, réclame la démission de Ariel Henry dont le nom est cité dans l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet dernier.
Pour imposer leur volonté, les gangs kidnappent les chauffeurs de camion et empêchent la livraison du carburant dans les pompes à essence. Cette situation déclenche une augmentation des prix du produit, de la contrebande et potentiellement des morts, notamment dans les hôpitaux en pénurie.
Les citoyens du Cap-Haïtien qui se sont précipités pour récupérer quelques gouttes de gazoline savent le prix de l’or noir, et la difficulté de s’en procurer ces temps-ci, partout dans le pays, où règne le marché noir. Ils s’ajoutent à la longue liste des victimes de l’insécurité et de la crise du gaz.
« Notre hôpital reçoit des patients compliqués, déclare Anicet Umba. Voir tout d’un coup autant de patients brûlés, ça choque. »
Photo de couverture : AFP. Photos illustratives : Nelson Deshommes
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