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Le Mouvement Azuei veut vaincre le racisme entre Haïti et la République Dominicaine par l’art

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Là où la politique pure a échoué, l’art peut peut-être réussir

« Trujillo et Duvalier, deux faces d’une même pièce de monnaie » ; « Christophe Colomb a débarqué, et notre cauchemar a commencé » ; « Plus de ponts que de frontières ».

Ce sont autant de messages, en espagnol, créole et anglais, lancés par le Mouvement Azuei, dans sa chanson « la otra cara », l’autre face. Ce mouvement est constitué d’artistes haïtiens et dominicains, qui croient dans un idéal commun : les deux peuples sont faits pour s’entendre, malgré les soubresauts réguliers dans les relations entre les deux pays.

Rebel Layonn, chanteur haïtien très connu, est membre du Mouvement. Il collabore au sein du groupe musical, qui est l’une des entités du collectif. Selon lui, Azuei poursuit une décolonisation mentale. « Beaucoup de personnes ont mené avant nous la lutte que nous menons, dit-il. Dans la chanson Otra cara, nous citons leurs noms. Notre lutte est une continuité des leurs. »

C’est un travail appelé à se poursuivre. « Nous avançons lentement, mais chaque jour vient avec de nouveaux soutiens, affirme le chanteur. Azuei n’est pas éphémère. Après moi, je voudrais que mes enfants s’engagent pour poursuivre ce dialogue fraternel entre les deux peuples. » C’est par l’art que le collectif Azuei entend mettre des pansements sur les plaies dont sont affectées les relations haitianos-dominicaines depuis des années.

Le Mouvement a récemment sorti un album sur lequel divers titres font référence à ce qui unit les deux peuples, comme la Reine Anacaona ou Caonabo.

Dialogue de cultures

C’est en 2015 que l’idée de créer ce mouvement entre les artistes des deux côtés de l’île a pris corps. À l’époque, les tensions étaient fortes entre les deux pays. Cette année, des vagues massives de déportation d’Haïtiens en situation irrégulière en République Dominicaine ont eu lieu. Des assassinats, notamment la pendaison d’un ressortissant haïtien sur une place publique de Santiago, suscitaient l’indignation.

 « Nous nous sommes réunis au parc national Azuei, près de la frontière, dit Rebel Layonn. Il y avait des artistes de différents domaines, des deux pays. Pendant cinq jours environ, nous avons produit ensemble, et nous avons discuté. »

À la fin de la retraite, un franc dialogue a eu lieu entre les ressortissants des deux peuples. « L’émotion était forte, se rappelle Layonn. Il y a eu de la rage des deux côtés, et des pleurs aussi. Mais c’était ainsi qu’il fallait se connaître les uns les autres. »

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Azuei était un nom évident pour le mouvement. Il fallait un patronyme qui ne soit ni espagnol ni créole. « Nous avons choisi Azuei parce qu’il symbolisait l’absence de frontières, parce que l’eau n’en est pas une. De plus, c’est un mot ancestral, qui vient des Taïnos », explique Rebel Layonn.

Pourtant, même si le collectif a organisé plusieurs activités depuis plus de cinq ans, cela n’a pas toujours été facile. Des dissensions internes, souvent liées aux différences culturelles, font parfois craindre le pire. « Nous sommes arrivés à les surmonter, grâce à l’amour et le partage, dit Rachèle Magloire, productrice, réalisatrice et membre du collectif. Ce que nous prêchons, nous avons essayé de le mettre en pratique. »

Changer le narratif

Les relations compliquées entre la République Dominicaine et Haïti datent de loin. Le 27 février 2021 ramenait le 177e anniversaire de la fin de l’occupation haïtienne de la République Dominicaine. Cette histoire est aussi marquée par le massacre du Persil, en 1937, où des milliers d’Haïtiens ont péri.

Le système éducatif dominicain repose en partie sur l’idée que les Dominicains et les Haïtiens ne sont pas semblables. De là viennent toutes sortes de fausses représentations. C’est à cela que veut s’attaquer le Mouvement Azuei.

« Une partie de l’identité Dominicaine est construite sur cette aliénation, dit Rachèle Magloire. Ce n’est même pas seulement une question de couleur. »

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Cependant, des liens forts sont quand même créés tous les jours entre les citoyens de ces pays. « Il y a du vivre ensemble, poursuit Magloire. Quand vous allez à la frontière, vous le constatez. Je ne dis pas que tout est rose, mais les gens se mélangent, se marient, boivent ensemble. J’ai même rencontré un Dominicain qui avait voté dans des élections locales en Haïti, parce que cette élection était importante pour lui aussi. »

Mais les groupes ultranationalistes dominicains ne souhaitent pas que cette histoire de vivre ensemble soit connue et acceptée. « Les Dominicains noirs sont victimes de cela, ils ne veulent pas qu’on les prenne pour des Haïtiens », dit la productrice.

Des deux côtés

Cette aversion se retrouve cependant des deux côtés de l’île. Elle est plus formelle, plus structurelle même dans la République voisine. Dominicains et Haïtiens se côtoient tous les jours de l’autre côté de la frontière. Cela fortifie des préjugés, mais en même temps, cela facilite un peu le travail du Mouvement qui trouve ainsi plus de sensibilité, positive ou négative, à son message.

L’un des mérites du Mouvement Azuei est qu’il a changé la perception de ses propres membres, sur les relations entre Haïti et la République Dominicaine. « Pour écrire nos textes, nous parlons à beaucoup de personnes, qui nous aident à mieux comprendre, dit Rebel Layonn. Dans cette aventure j’ai beaucoup appris sur l’île et cela m’a changé. »

L’un des mérites du Mouvement Azuei est qu’il a changé la perception de ses propres membres, sur les relations entre Haïti et la République Dominicaine.

Après plus de cinq ans d’engagement dans ce combat, Rachèle Magloire ressent ce changement elle aussi. « Moi non plus, je ne tolérais pas les Dominicains, avoue-t-elle. C’est ainsi que j’avais été élevée. Mais maintenant ma perception est totalement différente. »

Les membres dominicains d’Azuei ne font pas exception à cette déconstruction, surtout quand ils découvrent la réalité qu’on leur a cachée. « Une fois, on allait à Jacmel, raconte Rachèle Magloire. Une Dominicaine du collectif s’est mise à pleurer quand elle a vu des arbres sur la route. Elle se disait que toute sa vie on lui avait menti sur Haïti. »

Faire de l’impact

L’idée c’est d’aller au-delà des sphères artistiques, selon Plesius Junior, responsable de communication du collectif Azuei. C’est d’engager ce dialogue culturel entre les citoyens lambda des deux côtés. « Nous voulons dialoguer avec des universitaires, par exemple, dit-il. Nous avons bon espoir que les élites intellectuelles se pencheront sur nos œuvres également pour les analyser, créer la discussion. »

Rebel Layonn se souvient qu’après un spectacle en République Dominicaine, des journalistes sont venus les trouver pour exprimer à quel point le discours les traversait. « C’étaient des journalistes engagés dans le combat contre le racisme, et toute cette construction mentale », dit-il.

Lorsque le Dominicain arrive aux États-Unis, il se rend compte qu’il est Noir. Il est victime lui aussi de racisme.

Ce n’est pas toujours sans danger que les artistes d’Azuei, notamment les Dominicains, s’engagent dans ce chemin de fusion et de mélange. « Quand ils nous entendent parler de fusion, les ultranationalistes dominicains les menacent. Ils disent que nous voulons qu’Haïti vienne les occuper à nouveau. C’est un discours très présent. Certains courants, proches du pouvoir, qui contrôlent les médias, le véhiculent. »

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Les Dominicains d’origine haïtienne, ou encore la diaspora dominicaine notamment aux États-Unis, en majorité, soutiennent quant à eux le travail que veut faire le collectif. « Lorsque le Dominicain arrive aux États-Unis, il se rend compte qu’il est Noir. Il est victime lui aussi de racisme. Alors, soit il se rapproche de nous, soit il devient plus extrémiste. »

Même si l’histoire commune de ces deux peuples reste mouvementée, et que les préjugés ont la vie dure, les membres d’Azuei veulent garder leur optimisme. Le changement, croient-ils, ne viendra pas tout seul, ni soudainement. Mais il faut déjà des hommes et des femmes de bonne volonté pour l’accélérer. Et ces hommes et ces femmes, « estan aqui ; yo la », comme le dit la chanson La otra cara.

 Jameson Francisque

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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