SOCIÉTÉ

Le fléau des mauvaises notes à l’UEH

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Pour pouvoir perpétuer le mythe selon lequel il est difficile de réussir dans une faculté de l’UEH, certains professeurs iraient jusqu’à se faire appeler «boulè»*, selon des témoignages récoltés par AyiboPost

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La scène dont se remémore J.D. s’est déroulée en 2019. L’étudiant en philosophie à l’École Normale Supérieure (ENS) était en première année et suivait son troisième cours sur Thomas Hobbes.

«À la fin de la séance, raconte J.D. sous couvert d’anonymat pour éviter d’être pénalisé dans ses études, le professeur nous a remis les copies d’un devoir qu’on a soumis lors du cours précédent».

Parmi une trentaine d’étudiants, ils étaient à peine trois à avoir obtenu la moyenne. «Pour justifier les mauvaises notes octroyées, le professeur a déclaré qu’une note de quatre sur dix obtenue dans une faculté de l’État équivaut à un huit dans la meilleure université privée du pays».

Sur dix-sept étudiants de l’Université d’État d’Haïti (UEH) interrogés par AyiboPost, quatorze estiment que les professeurs préfèrent donner de meilleures notes à ceux des universités privées. Ce, même si les travaux de ces derniers seraient de moins bonne qualité. L’ancien doyen du campus Henri Christophe de Limonade, Irvings Julien le reconnaît. Il décrit cette tendance comme un abus «répétitif dont ces étudiants sont victimes de la part des professeurs et autres responsables de l’UEH».

Pour justifier les mauvaises notes octroyées, le professeur a déclaré qu’une note de quatre sur dix obtenue dans une faculté de l’État équivaut à un huit dans la meilleure université privée du pays

AyiboPost a demandé une interview au rectorat de l’UEH le 14 août 2023 et soumis un questionnaire détaillé une semaine après.

Onze jours après la demande d’interview et quatre jours après l’envoi du questionnaire, le vice-recteur aux affaires académiques, Jean Poincy, écrit à la rédaction pour expliquer que l’Université ne «conditionne pas ses activités ni ses décisions aux exigences de délai d’aucune organisation». Cet article sera mis à jour en cas de réponse de l’UEH aux questions posées.

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La perception d’une notation non conforme aux performances semble préoccuper à l’UEH. Esther Lazarre se prend elle-même en exemple. Atteinte du syndrome néphrotique, la jeune femme diplômée en génie civil depuis 2020 se souvient avoir fait un malaise lors d’un examen en deuxième année à la Faculté des sciences (FDS). AyiboPost n’a pas pu vérifier ces faits de façon indépendante, mais elle raconte que le professeur titulaire du cours lui a permis de repasser le test quelques jours plus tard avec d’autres étudiants qui ont eux aussi manqué l’examen pour des raisons diverses. Sauf qu’au moment de publier les résultats, le coordonnateur de la faculté aurait refusé que l’on inscrive sa note, l’obligeant ainsi à aller en reprise.

Pour pouvoir perpétuer le mythe selon lequel il est difficile de réussir dans une faculté de l’UEH, certains professeurs iraient jusqu’à se faire appeler «boulè»*, selon des témoignages récoltés par AyiboPost. Cette appellation sous-entend que les notes obtenues par les étudiants ne seront jamais très élevées. Berly Alexandre, un autre étudiant de la FDS, accuse ces professeurs de faire échouer délibérément les apprenants.

Sur dix-sept étudiants de l’Université d’État d’Haïti (UEH) interrogés par AyiboPost, quatorze affirment que les professeurs préfèrent donner de meilleures notes à ceux des universités privées.

«Sans raison valable», Alexandre informe qu’en 2014 un chargé de cours de Travaux dirigés a décidé de lui enlever deux points à chaque exercice d’un devoir. L’étudiant spécialisé en génie architecture était en première année. «J’ai essayé de me plaindre auprès de lui, ajoute-t-il, mais cela n’a pas donné de résultat».

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Le problème s’avère complexe. Le docteur en sciences de l’éducation, Joël Clairesia, préfère ne pas regarder le tableau tout en noir. «Si les professeurs ont cette attitude vis-à-vis des étudiants de l’Université d’État d’Haïti, dit-il, c’est parce qu’ils considèrent l’université en question comme une institution d’excellence». En d’autres termes, ils savent que les quelques admis sont ceux qui ont obtenu les meilleures notes lors d’un concours d’entrée très serré. Par conséquent, leur objectif ne serait pas de sous-évaluer les étudiants, mais plutôt de les pousser à toujours faire mieux.

Jean-Jacques Cadet est lui aussi de cet avis. D’ailleurs selon lui, les étudiants de l’UEH seraient plutôt surévalués au lieu du contraire. Enseignant à l’Université d’État d’Haïti et à l’École doctorale Société et environnement de l’Université Quisqueya, le trentenaire ne cache point le fait qu’il exige davantage de ses étudiants boursiers de l’État. Ces derniers sont ce que Jean-Jacques Cadet appelle « des privilégiés intellectuels ». Et en tant que tels, ils doivent fournir un effort intellectuel supérieur à celui des autres.

Si les professeurs ont cette attitude vis-à-vis des étudiants de l’Université d’État d’Haïti, c’est parce qu’ils considèrent l’université en question comme une institution d’excellence.

Cette exigence se traduit davantage lors des évaluations. Même s’il s’agit du même cours et du même niveau, Jean-Jacques Cadet reconnait que les boursiers de l’État auront toujours un examen plus difficile. Sauf que, dit-il, «cela n’est pas forcément un problème». Le professeur au programme de maitrise en anthropologie sociale à la Faculté d’ethnologie souligne le fait que les étudiants sont au courant des exigences des professeurs. «C’est aussi pour cette raison, dit-il, que pareils aux professeurs, ceux inscrits à la fois dans une université privée et à l’UEH ne fournissent pas le même effort des deux côtés». En plus de cela, Jean-Jacques Cadet voit dans la différence de difficulté des examens une forme de pédagogie différenciée.

«Il s’agit de l’existence de nuances dans la transmission de l’éducation et de l’évaluation», explique-t-il. Autrement dit, la manière d’enseigner et d’évaluer change en fonction de l’université. «C’est en ce sens qu’une copie évaluée à 40 sur 100 à l’École Normale Supérieure peut obtenir une moyenne de 60 sur 100 dans plusieurs autres universités», ajoute-t-il.

Pour évaluer une copie, tenir compte des consignes est aussi très important. Il s’agit d’indicateurs qui permettent de juger de la qualité du travail et donnent des arguments à l’étudiant pour se défendre lors des revendications. Seulement, il existe des professeurs qui ont la mauvaise habitude de ne pas les insérer, se plaint Irvings Julien. Or, «ne pas communiquer les consignes et critères de correction pour chaque activité d’évaluation est une porte ouverte aux actes de corruption, voire à l’exploitation sexuelle dans les universités», alerte le spécialiste en science et technologie.

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Étudiante en psychologie à la faculté d’ethnologie, R.B. déclare qu’une fois, elle a réussi un cours alors qu’elle ne l’aurait pas dû. «Lors d’un examen final en deuxième année», témoigne la jeune femme de 25 ans, «j’ai à peine répondu à trois questions parmi les dix qui ont été posées. Quand j’ai vu ma note de 70 sur 100, j’ai été choquée. Ce n’est que plus tard que j’ai compris que ma note était due au fait que le professeur entretenait une relation avec ma meilleure amie».

Une autre conséquence de ce qui est considéré par des étudiants interrogés comme la sous-évaluation des étudiants de l’Université d’État d’Haïti est leurs relevés de notes truffés de mauvaises notes. Irvings Julien rappelle que même si les boursiers de l’État sont généralement très doués dans la pratique, ces relevés de notes affichent souvent le contraire. Or, ce sont ces documents qui permettent de bénéficier d’opportunités d’études et de carrière.

Ne pas communiquer les consignes et critères de correction pour chaque activité d’évaluation est une porte ouverte aux actes de corruption, voire à l’exploitation sexuelle dans les universités.

En mai 2023, Esther Lazarre a voulu intégrer le programme de master d’une université hollandaise. La jeune diplômée en génie civil a soumis son dossier tel qu’exigé, mais sa candidature a été rejetée à cause de ses notes jugées trop faibles. «Je leur ai expliqué la situation des étudiants de l’UEH et que mes notes de 70 et 80 me classaient parmi les plus brillants», confie Lazarre. «Mais ils exigeaient une moyenne de 90 sur 100».

Il est difficile pour un étudiant d’obtenir cette moyenne au sein de l’UEH. Sauf que les universités internationales ne sont pas au courant de cette réalité et n’ont pas à le savoir, tance Julien. Elles savent simplement qu’elles ont une note de passage et se basent sur les relevés de notes des candidats pour évaluer leur niveau. De ce fait, les candidats les mieux notés seront toujours priorisés.

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Toujours est-il que les notes de passage ne sont pas vraiment un problème, car elles varient d’une université à une autre. Ce qu’il faut, c’est utiliser un système de pondération explicatif qui permette de juger le niveau de l’étudiant plutôt que sa note, selon des spécialistes. En ce sens, Irvings Julien et Joël Clairesia plaident tous deux en faveur de l’adoption du système de notation nord-américain. Au lieu des chiffres, les notes seraient représentées par des lettres variant entre A et F.

«S’il est par exemple établi qu’un intervalle de 0 à 60 % vaut un E, explique le docteur en éducation, Irvings Julien, on saura tout de suite qu’un étudiant dont les notes s’y situent sera éliminé».

Ainsi, changer de système de notation devrait permettre à n’importe quel responsable d’une université nationale ou étrangère de juger si le niveau de l’étudiant correspond à celui requis pour pouvoir intégrer leur institution. Après quoi, « il faudra uniformiser les notes de passage », avancent les deux hommes de sciences. C’est-à-dire avoir une seule note de passage dans toutes les entités.

Une autre conséquence de ce qui est considéré par des étudiants interrogés comme la sous-évaluation des étudiants de l’Université d’État d’Haïti est leurs relevés de notes truffés de mauvaises notes.

«Sortir du système de moyenne où il y a plus de risques de sous-évaluation des étudiants et adopter le système de crédit est aussi une nécessité », note encore Irvings Julien. Les étudiants pourront ainsi choisir leurs cours en fonction du nombre d’années qu’ils veulent consacrer à leurs études.

Cette perception d’une sous évaluation des étudiants de retrouve dans un environnement où l’UEH fait face à un sérieux problème de personnel qualifiés pour enseigner en présentiel dans ses facultés. L’Université ne communique pas de chiffres mais des étudiants de plaignent de cours annulés ou de professeurs indisponibles. Les longs retards dans le traitement du travail de certains étudiants est un ancien problème qui aujourd’hui continue de persister, selon des témoignages.

AyiboPost n’a connaissance d’aucune étude réalisée sur la perception d’une notation injuste à l’UEH. Si des étudiants dans chaque entité interrogée signalent que c’est une préoccupation, la rédaction ne peut confirmer si l’institution prévoit d’adresser le problème et de quelle manière.

Il n’existe aucune instance régulatrice de l’enseignement supérieur en Haïti. «La Direction de l’enseignement supérieur et de la Recherche (DESRS) située au niveau de l’Éducation nationale gère les questions de l’enseignement supérieur au niveau du privé», rappelle le spécialiste Joël Clairesia. Autrement dit, l’Université d’État d’Haïti n’est pas concernée par les décisions qu’elle pourrait prendre. D’autant plus que la Constitution de 1987 fait de l’UEH une institution autonome et indépendante.

Ce qu’il faut, selon Joël Clairesia, c’est une instance qui fasse autorité sur l’enseignement supérieur dans tout le pays.

Un «boulè» est un professeur prédisposé à attribuer de faibles notes aux étudiants afin de rehausser le prestige de son cours.

Par Rebecca Bruny

© Image de couverture : freepik


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Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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