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« Il m’invite à récupérer des notes chez lui. Puis, il ferme la porte à clef. »

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Si les femmes sont particulièrement vulnérables, la société haïtienne dans son ensemble en est responsable. Telle est la position de Dalencour-Turnier qui critique le comportement de la grande majorité face aux cas de harcèlements

Quand on est femme, être félicitée notamment sur son physique peut se révéler extrêmement embarrassant. Mais, de cela, « très peu en tiennent compte », regrette Camille, 23 ans. « Je me souviens avoir rendu visite à une amie à la Faculté d’Ethnologie lorsqu’un monsieur sorti de nulle part s’égosillait à crier combien il me trouvait belle et voulait que je sorte avec lui ».

Tout comme certaines approches effectuées en pleine rue, cette attitude est une forme de harcèlement, selon Béatrice Dalencour-Turnier, psychologue consultante à Kay Fanm et à la Fondation Toya. « Le harcèlement fait référence à des comportements qui sont généralement répétitifs, mais ceux-ci peuvent très bien avoir eu lieu une seule fois », précise la psychologue. C’est par exemple le cas d’une personne dont les décisions peuvent impacter la vie d’une autre et qu’elle décide d’en profiter.

Aujourd’hui étudiante en troisième année de danse, Johanne est restée à l’École normale technique des Salésiens de Don Bosco seulement quelques mois. Un fait dont est responsable son ancien professeur à la fois membre de la direction de l’institut qui a passé plusieurs mois à la harceler.

« Il a commencé par me féliciter sur mon intelligence et ma beauté, raconte Johanne. Puis il m’a proposé de sortir avec lui. Voyant que je refusais à chaque fois, il m’a une fois convoquée à son bureau alors que j’étais en cours pour passer son envie de vouloir m’embrasser. Pour ma sécurité, j’ai feint d’être consentante pourvu que ce soit en dehors de l’établissement. Il a été d’accord. Mais, je me suis faite rare jusqu’à abandonner définitivement l’école ».

Une culture du harcèlement?

Si les femmes sont particulièrement vulnérables, la société haïtienne dans son ensemble en est responsable. Telle est la position de Dalencour-Turnier qui critique le comportement de la grande majorité face aux cas de harcèlements.

« Au lieu d’exhorter l’individu qui harcèle à se comporter correctement, on a tendance à encourager celui-ci dans ses actes. Et malheureusement, cette attitude vient non seulement renforcer le caractère de soumise que l’on veut accoler à la femme, mais aussi présenter comme un honneur pour toute femme le fait d’être sifflée ou approchée par n’importe quel homme », reconnaît Dalencour-Turnier.

Ainsi, Camille est venue à se demander qui d’entre l’homme qui invitait tout son entourage au spectacle et l’ensemble des autres étudiants qui prenaient un plaisir fou à la fixer et à rire, l’a le plus gêné. « Je suis immédiatement partie, mais pour mon malheur je l’ai croisé à nouveau dans un autre espace public. Cette fois-ci, j’ai vraiment été en colère contre lui parce qu’il se permettait de me suivre. J’étais beaucoup plus en colère contre d’autres hommes qui, présents à ce moment, me disaient que je jouais à la capricieuse et que je devais bien aimer imaginer tous les propos à caractère sexuel que me disait cet inconnu qui n’en avait nullement le droit. »

De plusieurs types, les harcèlements se caractérisent en effet par le fait que l’agresseur ne prend pas en considération l’impact de son comportement sur le ressenti de la personne en face.

Visiblement écœurée par le souvenir de cet épisode, Camille raconte un cas similaire vécu par sa cousine Natacha Pierre, il y a de cela plus de 10 ans. « Elle était sortie de la maison pour y revenir moins d’un quart d’heure après. Paniquée, elle a appris à ma tante chez qui je passais mes vacances qu’un homme la suivait. On a effectivement vu le concerné qui a rôdé dans les parages pendant au moins une bonne heure. Et ma cousine a finalement dû rester à la maison ».

Cet homme, Natacha a expliqué à ses proches qu’il l’a croisé sur son chemin quelques jours plus tôt et que celui-ci l’avait félicité pour son beau corps. Elle l’a recroisé le lendemain, puis plusieurs fois encore avant de le revoir cet après-midi-là dans son quartier. Pourtant, « pareillement aux réactions à mon égard, tous ont ri lorsque Natacha se cachait de l’inconnu qui lui-même laissait paraître un large sourire à chaque fois que quelqu’un sortait voir s’il était encore là. On s’est dit qu’il devait s’agir d’un fou ».

Des scènes carrément violentes

Betchina Mésidor a pour sa part vécu d’innombrables scènes de harcèlement. Mais celle qui l’a le plus marquée s’est déroulée en 2017. Alors étudiante en première année à l’Institut d’études et de recherches africaines d’Haïti (IERAH), un étudiant lui-même en troisième année l’a carrément séquestrée chez lui « parce qu’il refusait de se faire friendzoner », confie la victime.

Entamant à peine ses études universitaires à l’époque, Mésidor s’est retrouvée avec une panne de documents pour remettre un devoir portant sur le Patrimoine. Elle demande de l’aide à son aîné inscrit à ce département. Celui-ci accepte, mais ajoute qu’elle doit passer les prendre chez lui.

« Il m’a dit qu’il ne sortait pas avec son ordinateur. Ce qui était compréhensible parce qu’il venait de se faire agresser par des malfrats ayant emmené avec eux son téléphone », raconte-t-elle.

Les deux jeunes gens se sont alors donné rendez-vous non loin de la Télévision nationale d’Haïti pour ensuite se rendre chez le concerné. « On a marché pendant plusieurs minutes le long d’interminables corridors avant d’arriver dans sa maison. J’ai découvert qu’il s’agissait d’une unique chambre partagée avec son grand frère qui était absent pour l’heure ». Sauf qu’une fois les documents récupérés sur une clé USB, l’étudiant est allé fermer la porte pour empêcher Mésidor de partir.

« Il s’est approché de moi pour m’embrasser tandis qu’il glissait sa main entre mes cuisses. Je n’ai pas voulu me laisser faire. Il m’a alors brutalisée. Il a déchiré la robe que je portais et m’a dit qu’il était prêt à me tuer si je refusais de coucher avec lui et de devenir plus qu’une amie pour lui ».

Lire aussi: Peut-on légalement porter plainte contre harcèlement sexuel en Haïti?

À chaque fois que Betchina Mésidor voualit crier, son agresseur l’en empêchait en lui tordant le cou. Mais pour son bonheur, celui-ci finit par se calmer. Il l’a laissée par terre et a pris place sur son lit. « J’en ai profité pour écrire à une amie et lui demander de contacter la police. J’ai activé le GPS de mon téléphone. N’arrivant pas à trouver l’adresse, la police m’a malgré cela appelée. Voyant qu’il ne réagissait pas et donc n’était pas contre le fait que j’utilise le téléphone, j’ai répondu. Ce n’est que lorsqu’il a compris à qui je parlais qu’il a arraché l’appareil entre mes mains ».

Deux heures de l’après-midi, le grand frère de l’étudiant est rentré et Mésidor était encore là. Surpris par le spectacle qui s’offrait à lui, celui-ci tenta de faire retrouver la raison à son jeune frère.

« Il a encore voulu me frapper parce que j’expliquais la situation à son aîné qui pour l’en empêcher s’est mis au travers de son chemin. Celui-ci avait aussi laissé la porte ouverte. J’ai alors profité de leur corps à corps pour ramasser mon sac qui était à mes pieds et m’enfuir ».

Le harcèlement sexuel n’a pas de sexe

Aux côtés des harcèlements moral et psychique, il y a aussi le harcèlement sexuel; il est le plus connu. Il touche majoritairement les femmes, mais concerne également la gent masculine. À titre d’exemple, la spécialiste qui a accompagné des victimes de violence il y a maintenant vingt ans au centre Gheskio prend le cas de deux collègues de travail dont l’un, soit la femme, se dit amoureuse de l’autre qui est l’homme. Si malgré le refus de l’homme à répondre à ses différentes déclarations d’amour et avances, celle-ci continue d’insister, « il s’agit là d’un harcèlement ».

À cela, Dalencour-Turnier ajoute qu’« un homme victime de harcèlement sexuel est doublement victime parce que la société a effectué une catégorisation entre les hommes présentés comme supérieurs, et les femmes vues comme inférieures ».

Et l’une des conséquences de cette classification arbitraire est que la plainte d’un homme pour harcèlement sexuel risque de ne pas être prise au sérieux. Un fait qui pour sa part pousse les hommes à ne pas vouloir parler, et confirme qu’il est encore plus tabou pour un homme d’être victime de harcèlement sexuel qu’une femme.

Pourtant, qu’il s’agisse des hommes ou des femmes victimes de harcèlement, une vérité demeure, selon la professionnelle. « Ce sont les hommes qui en sont majoritairement les coupables ».

Peu de considération pour un trop grand mal

Il n’existe pas de loi en Haïti qui rend justice aux victimes de harcèlement. Mais cela n’en fait pas une raison pour ne pas porter plainte. Au contraire, il le faut. Mais selon Dalencour-Turnier, il est préférable pour les victimes de passer par une organisation adaptée qui s’adressera directement à la section de prévention de la violence basée sur le genre au sein de la police. Cette organisation s’assurera également d’une meilleure prise en charge du dossier. Sinon, il se peut que la victime vienne à s’adresser à des policiers qui ne sont pas formés pour de telles situations et qu’aucun suivi n’ait lieu.

C’est ainsi qu’après s’être enfuie, Betchina Mésidor a trouvé le «backup» de police qui n’arrivait pas à joindre la maison. Les policiers l’ont conduite au commissariat, lui ont demandé comment elle s’est retrouvée chez son agresseur, mais tous ont ri de bon cœur suite à son récit. « Ils m’ont seulement dit que je peux le traduire en justice si j’ai de l’argent. Pas plus. Je me suis sentie ridicule. Je suis sortie du commissariat et suis rentrée chez moi ».

Lire également: Le fléau du harcèlement sexuel dans le milieu éducatif haïtien

La réaction des policiers n’a pas été sans conséquence. La jeune femme alors âgée de dix-neuf ans n’a jusqu’à date encore rien dit de cette mésaventure à ses parents, pensant que ceux-ci la blâmeraient comme les agents de police. Un jugement plutôt normal selon la psychologue puisque « la réaction de la première personne à laquelle s’adresse une victime est décisive pour la suite des événements ».

Johanne affirme elle-même avoir songé à porter plainte contre son harceleur. « Il voulait m’embrasser, il me touchait sans mon consentement et tous, responsables et étudiantes trouvaient cela normal parce que c’est un homme. Cela me dérangeait énormément, mais je ne pouvais compter sur l’aide de personne ».

Johanne a donc préféré renoncer à son projet de plainte.

Vivre avec

Sortir presque toujours en groupe. Éviter les foules. Substituer les transports en commun aux taxis-motos. Johanne fait de son mieux pour se protéger. Et cela passe aussi par le refus de citer ouvertement le nom de son prédateur. Elle estime que cet homme responsable d’écoles professionnelles est suffisamment puissant dans son fief pour pouvoir se venger d’elle si jamais elle songeait à le dénoncer.

« Plus que tout, je ne veux pas entrer en conflit avec lui. D’ailleurs, j’ai encore mes pièces à l’école ». Lorsque Johanne a voulu quitter l’institution, les documents nécessaires pour pouvoir continuer ailleurs lui ont été refusés par son harceleur. Elle a préféré tout laisser tomber pour s’orienter vers de nouveaux horizons en coupant tous les liens avec lui.

Pour Betchina Mésidor à qui il arrive de souvent croiser le chemin de l’étudiant agresseur, la violence constitue désormais son principal bouclier. « Pour me protéger, je suis devenue violente et vulgaire, admet l’étudiante aujourd’hui en dernière année. Car outre les sifflements et propos déplacés du sexe opposé, certains considèrent comme normal qu’un homme décide de te donner des tapes aux fesses sans ton consentement ou qu’il te touche les seins pour son propre plaisir ».

Lire enfin: Harcèlement sexuel, boycottage… les femmes expliquent pourquoi elles ne « percent » pas dans le compas

En dépit du regard négatif que la grande majorité pourra jeter sur elles, Béatrice Dalencour-Turnier encourage les victimes à adopter la même posture que Mésidor. « Il ne faut surtout pas avoir peur de faire tout un scandale dans ces situations et être vulgaire. Il faut montrer au harceleur que l’on est prêt à exposer ce qu’il est en train de nous faire ». Et surtout, il convient de savoir monter un dossier sur lui. Dedans, seront inscrits les jours pendant lesquels celui-ci vous a harcelé, les heures et les témoins. On y décrira les situations pour dire ce qui s’est passé, comment cela s’est déroulé. Ce qu’il a dit et fait en dépit de vos non catégoriques. Et si on est obligé de porter plainte un jour, ce dossier pourra servir. Les ressources humaines ne pourront pas dire que vous inventez quoi que ce soit, parce que c’est le premier argument que le harceleur brandira.

Harceler une personne n’est jamais anodin. De même pour tout autre forfait, les conséquences peuvent se révéler extrêmement graves, pouvant passer du stress post-traumatique pour arriver jusqu’au suicide. Ainsi, dès lors qu’une personne vous dit qu’elle en est victime, « la première et meilleure réaction est de la croire, lance Béatrice Dalencour-Turnier qui ajoute qu’il faut toujours se tenir aux côtés des victimes ».

Les témoins ne doivent surtout pas feindre de ne rien voir ou accepter de cautionner cela parce que l’agresseur compte sur leur silence pour pouvoir évoluer. Et s’il faut que les victimes sachent qu’elles ne sont en rien responsables de leur malheur, il importe que les coupables sachent que le silence n’est jamais consentant. « Il faut toujours obtenir le consentement actif, explicite et positif de la personne en face ».

Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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