Ils sont régulièrement révoqués par l’exécutif
Pour une énième fois, le parquet de Port-au-Prince se cherche un commissaire du gouvernement. Le dernier chef de la poursuite au nom de la société, Me Jacques Lafontant, a démissionné de façon spectaculaire le 22 juillet 2020, après une lettre de blâme de la part du ministre de la Justice et de la Sécurité publique (MJSP), Rockfeller Vincent.
Parce qu’il est nommé et révoqué par l’exécutif, le commissaire du gouvernement arrive difficilement à jouer son rôle de « défenseur de la société » et représentant de l’administration en place au sein du pouvoir judiciaire où il est mandaté pour appliquer sa politique pénale.
Diverses propositions sont faites pour réduire l’influence énorme du gouvernement sur ce poste. L’Association nationale des magistrats haïtiens (ANAMAH) par exemple prépare un plaidoyer pour exiger que les magistrats debout (autre nom des commissaires du gouvernement) soient munis d’un mandat. De ce fait, ces derniers échapperaient de la tutelle du MJSP qui exerce sur eux une influence politique qui entrave la bonne marche de la justice.
La politique pénale que doit faire atterrir le commissaire du gouvernement est définie par l’administration en place. En temps normal, les commissaires et leurs substituts sont choisis à leur sortie de l’école de la magistrature ou bien par intégration directe, après trois années d’exercice du métier d’avocat.
Selon le Code d’instruction criminel en vigueur, les commissaires du gouvernement sont chargés de la « recherche et de la poursuite de tous les délits ou crimes dont la connaissance appartient aux tribunaux civils jugeant au correctionnel ou au criminel. » Quiconque serait au courant d’un crime ou d’un forfait a pour obligation de prendre contact avec le commissaire du gouvernement, d’après la loi.
« Ces magistrats sont aussi les représentants de la société, et lorsqu’ils poursuivent un citoyen, c’est au nom de l’intérêt public » rajoute Nathan Laguerre, avocat au Barreau de Port-au-Prince.
Hégémonie du ministère de la Justice
À côté d’un sérieux besoin de formation chez ces magistrats, il y a également la question de leur indépendance face aux interférences du MJSP.
Les commissaires de gouvernement, plus particulièrement ceux de Port-au-Prince, semblent jouer à la chaise musicale. Les substituts et commissaires de gouvernement des villes de province sont relativement plus stables dans leur poste. « Le nombre de dossiers qui circule à Port-au-Prince est nettement plus considérable par rapport aux autres juridictions, et l’enjeu politique est de taille », analyse Farah Cadet, substitut du commissaire du gouvernement au Parquet de la cour d’appel de Port-au-Prince depuis deux ans.
Cette instabilité dans ce poste, peut déranger la sérénité de la justice, s’inquiète Nathan Laguerre.
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Parfois, des instructions viennent du ministère de la Justice quant à l’opportunité de la poursuite dans le cadre d’un dossier déterminé. Parce que le magistrat est maître de son dossier, personne ne devrait avoir le droit de lui demander des faveurs ou de le dicter des comportements. Ceci occasionne parfois des tensions et des scandales, qui vont parfois jusqu’à la démission du commissaire du gouvernement qui refuse de faire ce que lui indique le MJSP.
Il y a « beaucoup d’interférences qui se font, et cela, c’est toujours au détriment de la justice », poursuit Farah Cadet. Ce qui donne l’indépendance aux juges assis, c’est leur mandat, au contraire des commissaires de gouvernement qui sont nommés. Par conséquent, ils ne peuvent prétendre à aucune forme d’indépendance.
« Il a été prouvé que la justice n’est pas la priorité du gouvernement actuel », déplore Farah Cadet. De plus, « on ne capitalise pas sur les acquis qu’on a », reproche l’avocate.
« [Le poste de commissaire du gouvernement] est une fonction qui pose un problème statutaire qui est lié avec la question de l’indépendance de la justice, expose Nathan Laguerre. À travers cette fonction et la façon dont les [magistrats] y accèdent, le pouvoir exécutif a la capacité d’influencer terriblement la justice. »
Plaidoyer pour l’indépendance
Les magistrats debout n’ont réellement aucun recours s’ils arrivaient à recevoir un ordre qui est contraire à la loi. Généralement, ceux qui n’acceptent pas de poursuivre avec l’instruction illégale sont remplacés.
De ce fait, l’ANAMAH voudrait que les commissaires du gouvernement ne soient plus sous l’autorité du MJSP et qu’ils soient confiés au Conseil Supérieur du Pouvoir Judicaire, comme les magistrats assis, informe l’avocat Jean Wilner Morin, président de l’ANAMAH. L’institution prépare un plaidoyer à ce sujet. Elle veut même aller jusqu’à modifier le Code pénal, pour que les commissaires de gouvernement aient un mandat de trois à cinq ans renouvelables.
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Pour cela, l’ANAMAH demande l’adoption d’une nouvelle loi, donnant de nouvelles définitions et attributions aux commissaires du gouvernement. Tout cela doit également leur permettre dorénavant d’assurer une carrière dans le système judiciaire.
« Il s’agit d’un poste éminemment politique. Tous ceux qui ont essayé de nier le contraire se sont cassé les dents, déclare abruptement Farah Cadet au sujet de cette initiative. Pour occuper ce poste, il faut composer avec cette réalité, sinon il convient de chercher une autre fonction. »
L’intrusion de la politique ne revêt pas la même signification pour tous les commissaires du gouvernement. Par exemple, Jean Claude Jean Antoine, un substitut du commissaire du gouvernement à Croix-des-Bouquets depuis deux ans, pense que si cette position est incertaine, ce n’est certainement pas à cause de la relation de subordination avec le MJSP, mais plutôt parce que certains magistrats « priment la corruption » et acceptent de faire passer leur carrière devant la loi.
Mauvaises conditions de travail
Marie Ange Jean a été substitut du commissaire du gouvernement respectivement auprès du parquet de Saint-Marc, de Port-au-Prince puis celui de la Croix-des-Bouquets. Ses journées commencent ordinairement à 9 heures ou 9 heures 30 minutes. Généralement, elle rédige des actes judiciaires, si elle n’est pas en train de siéger devant un tribunal. Parfois, Jean doit rentrer chez elle vers les deux heures du matin, quand elle prend part à une opération policière.
Jean Claude Jean Antoine, confirme le train de vie difficile de ces professionnels. « Le commissaire du gouvernement travaille sans arrêt ! », dit-il.
Cependant, le traitement réservé aux magistrats assis qui sont les juges de siège diffère grandement de celui des magistrats debout. Cela soulève des mécontentements. Pour Marie Ange Jean, « le peu de moyens mis à la disposition des commissaires constitue un véritable handicap » dans leur sphère d’intervention. Ces professionnels peuvent être nommés dans n’importe quelle juridiction et dans une ville où ils n’ont aucun repère, ni aucune personne proche.
« C’est à nous de nous débrouiller pour trouver un logement […] transport, etc., sans aucune aide de la part de l’État, ajoute la magistrate. On n’a pas de prime, le matériel de travail reste quasi-inexistant. [Fort souvent], on n’a pas non plus de bureaux pour travailler, etc. » En juin 2020, l’ANAMAH avait appelé tous les magistrats à observer un arrêt de travail général illimité pour dénoncer la situation.
Jean Claude Jean Antoine, de son côté, parle de la disparité salariale entre les magistrats debout et les magistrats assis. Le premier empoche 47 700 et quelques gourdes après taxes, tandis que l’autre, en plus de son salaire, a d’autres avantages, comme des cartes de débit ou des fiches de carburant.
Un milieu masculin
Les femmes sont aussi très peu représentées en Haïti dans le métier de Commissaire du gouvernement, comparativement en France où elles sont presque 70 %.
Pour illustrer cette situation, Marie Ange Jean partage cette anecdote : « Je me rappelle que je soutenais une accusation lors d’une assise criminelle avec jury à Saint-Marc [en 2015]. La salle était pleine à craquer parce que les gens étaient curieux de voir une femme siéger et plaider seule lors d’une assise. À cette époque, j’étais la seule femme magistrate de la juridiction. »
Dans cet environnement principalement masculin, le harcèlement sexuel, déjà très répandu dans les milieux professionnels en Haïti, est inquiétant. Le problème s’en ira grandissant à cause du fait que des femmes embrassent le métier de la magistrature beaucoup plus. « Je n’ai pas eu à y faire face, mais force est d’avouer que toutes les femmes dans le milieu judiciaire ne peuvent en dire autant, explique Marie Ange Jean. Elles se taisent, se laissent faire pour ne pas perdre leur boulot. Malheureusement, il n’y a pas encore de loi contre le harcèlement sexuel. »
Hervia Dorsinville
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