SOCIÉTÉ

L’artisan nigérian « Bob Africain »: 50 ans de vie et de passion en Haïti

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À 76 ans, cet homme débordant d’énergie continue de travailler dans son atelier, où il répare, conçoit et donne vie à de nouveaux accessoires, chaussures, sandales, etc

Installé en Haïti depuis près d’un demi-siècle, le Nigérian Saka Ligali, surnommé Bob Africain, raconte à AyiboPost cette part de sa vie empreinte de fierté et de nostalgie

« Malgré tout ce qu’on dit d’Haïti, malgré tout ce qui s’y passe, j’ai pu y forger ma place et construire ma vie », déclare Ligali, rencontré par AyiboPost dans son atelier à Turgeau, au début de décembre 2024.

Sakariyawu Ligali devant son atelier

L’artisan nigérian Sakariyawu Ligali devant son atelier à Turgeau en décembre 2024. | ©Lucnise Duquereste

Artisan, Ligali est arrivé dans le pays au début des années 70.

Dans le quartier de Turgeau, à l’angle des rues Baussan et Jean-Paul II, sa résidence attire le regard.

Transformée en un atelier foisonnant, on y trouve des tas de ferrailles, des grandes machines à coudre d’un autre temps, des outils d’assemblage pour la fabrication de chaussures, des peaux de cuir et une multitude d’accessoires de cordonnerie. 

Cet espace déborde d’histoires et témoigne de la vie riche et singulière de Ligali, ancien technicien de l’industrie de la broderie.

« Tout le monde me connaît ici sous le surnom de  « Bob », « Africain » ou « Bob Africain » », explique-t-il avec un sourire traduisant sa familiarité et sa notoriété auprès du voisinage. 

À 76 ans, cet homme débordant d’énergie continue de travailler dans son atelier, où il répare, conçoit et donne vie à de nouveaux accessoires, chaussures, sandales, etc. 

Ancien lieu de travail de Sakariyawu Ligali dans son atelier

Ancien lieu de travail de Sakariyawu Ligali dans son atelier. Décembre 2024 | ©Lucnise Duquereste

L’histoire de sa vie est fortement marquée par l’exil.

Tout commence en 1948, à Lagos, au sud-ouest du Nigeria, où Saka Ligali voit le jour.

Depuis son jeune âge, il nourrissait une passion pour les métiers techniques, inspirée par la profession de son père en haute couture.

C’est pourquoi, une fois ses études terminées, il s’est orienté vers les professions de la broderie et de la maroquinerie.

Son parcours prend un tournant décisif durant la guerre civile nigériane, entre juillet 1967 et janvier 1970. 

Ce conflit meurtrier opposait le gouvernement nigérian à la région sécessionniste du Biafra. 

Alimenté par des tensions ethniques, politiques et économiques, ce conflit a causé des centaines de milliers de morts et des déplacements massifs de populations, laissant des cicatrices profondes dans l’histoire du pays.

Fuyant les violences, le jeune Ligali quitte son pays natal pour se réfugier au Sénégal.

Son parcours prend un tournant décisif durant la guerre civile nigériane, entre juillet 1967 et janvier 1970. 

Là-bas, il met à profit ses compétences en travaillant comme formateur dans une industrie de broderie.

Mais sa fougue d’apprendre ne s’arrête pas là.

Il s’envole ensuite pour Paris en 1968, où il entreprend des études en dessin et en art industriel.

Une année après, ces formations le conduisent à poursuivre son rêve aux États-Unis où il approfondit son savoir-faire dans des domaines techniques et créatifs de l’industrie. 

C’est par le biais du travail que Ligali découvre Haïti en 1971, âgé de 23 ans à l’époque.

Fabrication d’une chaussure orthopédique

Fabrication d’une chaussure orthopédique. Décembre 2024 | ©Lucnise Duquereste

Sollicité par des entrepreneurs haïtiens de l’époque, comme Marc Désert et André Apaid, cite-t-il, il est recruté pour ses compétences dans le domaine de la sous-traitance. 

« Je faisais beaucoup d’allers-retours entre Haïti et les États-Unis, mais à un moment donné, j’ai décidé de poser mes valises ici définitivement », confie-t-il. 

« Quand je suis arrivé, c’était une époque où il y avait énormément d’opportunités dans le domaine de l’artisanat en Haïti », raconte à AyiboPost Saka Ligali, avec une pointe de nostalgie dans la voix. 

Je faisais beaucoup d’allers-retours entre Haïti et les États-Unis, mais à un moment donné, j’ai décidé de poser mes valises ici définitivement

À son arrivée dans le pays, bien qu’il ne maîtrisait pas encore le créole ni ne fût pleinement intégré à la société haïtienne, Ligali n’a pas tardé à se faire un nom.

Ses créations, notamment ses chaussures féminines, très en vogue à l’époque, ont rapidement attiré une clientèle fidèle.

« Mon travail était très sollicité. La demande était forte, ce qui me permettait de produire beaucoup et de répondre aux besoins des clients », explique-t-il. 

Bob Africain ne s’est pas contenté de produire ; il a également partagé son savoir-faire. 

Il raconte avoir formé des artisans locaux à fabriquer de nouveaux styles de chaussures et de sandales, des modèles innovants qui n’étaient pas encore répandus sur le marché local.

 « Je voulais transmettre ce que je savais et contribuer à développer l’artisanat local », se souvient-il avec fierté.

Il raconte avoir formé des artisans locaux à fabriquer de nouveaux styles de chaussures et de sandales, des modèles innovants qui n’étaient pas encore répandus sur le marché local.

En 1974, Ligali décide de quitter l’industrie où il travaillait pour s’installer définitivement en Haïti et ouvrir son propre atelier. 

Le choix de l’emplacement était audacieux : à Turgeau, loin de l’effervescence commerciale de la Grand-Rue, où la majorité des entrepreneurs de l’époque se concentrent. 

Atelier de Sakariyawu Ligali à la rue Baussant à Turgeau.

L’artisan nigérian Sakariyawu Ligali devant son atelier à la rue Baussant à Turgeau en décembre 2024| ©Lucnise Duquereste

« C’est moi qui ai été le premier à ouvrir une boutique ici », souligne-t-il. 

« La zone n’était pas encore développée, mais j’ai persisté et j’ai travaillé dur pour bâtir quelque chose de durable. » 

Son atelier, toujours en activité aujourd’hui, a été le témoin de nombreux événements marquants de l’époque. 

Ligali se remémore avec émotion les foires d’exposition sur le Champ de Mars et les présentations sous le régime dictatorial de François Duvalier, où ses créations étaient très appréciées.

« C’était une période où les Haïtiens consommaient beaucoup ce qui était produit localement. Les professionnels étaient motivés et fiers de leur travail », explique-t-il. 

Son atelier, toujours en activité aujourd’hui, a été le témoin de nombreux événements marquants de l’époque. 

Toutefois, comme de nombreux professionnels, Ligali a vu son activité affectée par les bouleversements économiques et sociaux du pays. 

À partir des années 1980 et 1990, l’arrivée massive de produits étrangers a considérablement affaibli la production locale, notamment dans le domaine de la cordonnerie. 

Cet afflux de produits étrangers sur le marché local s’inscrit dans un contexte où l’État haïtien avait signé – au début des années 80 –  un ensemble d’accords avec le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale.

Ces accords étaient portés, entre autres, sur l’élimination des barrières à l’importation pour certains produits.

« L’invasion des produits importés a perturbé nos activités, impactant gravement notre travail », déplore-t-il.

Ces incidences se font encore sentir aujourd’hui.

Pour s’adapter à cette réalité, Ligali envisage de diversifier son savoir-faire. 

En plus de la cordonnerie, il projette de fabriquer des réchauds artisanaux fonctionnant au gaz propane. 

Une initiative, selon lui, qui témoigne de sa capacité à innover et à persévérer. 

Malgré les défis, Ligali reste profondément attaché à Haïti. 

« J’aime ce pays, et je ne compte pas le quitter », affirme-t-il.

Étagère des différents produits de Ligali

Étagère des différents produits de Ligali. Décembre 2024| ©Lucnise Duquereste

En près de 50 ans, il s’est établi ici, où il est marié et père de cinq enfants, tous nés et vivant en Haïti. Sa femme, originaire de Jacmel, vit aussi dans le pays. 

Ligali ne voyage pas beaucoup entre sa terre natale et Haïti.

« Mon dernier voyage au Nigeria remonte à 1990 », précise-t-il. 

Quant à sa citoyenneté, Saka Ligali confie qu’il n’a jamais été naturalisé.

J’aime ce pays, et je ne compte pas le quitter

« Je fonctionne toujours avec ma carte de séjour, et cela ne m’a jamais posé problème », explique -t-il, avec la sérénité de quelqu’un qui a su trouver sa place dans un pays qu’il considère désormais comme sien. 

« M sèlman pa vote. Men apresa, mwen enplike nan tout sa k ap pase nan peyi a. Mwen aprann istwa l. Ayiti se yon pati nan lavi m », conclut Ligali dans un créole aux sonorités africaines subtiles, optimiste quant à l’avenir du pays, qu’il espère voir sortir un jour de ses multiples crises.

Par Lucnise Duquereste

Image de couverture : Sakariyawu Ligali dans son atelier en décembre 2024 | ©Lucnise Duquereste

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Journaliste à AyiboPost depuis mars 2023, Duquereste est étudiante finissante en communication sociale à la Faculté des Sciences Humaines (FASCH).

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