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« Laboujwazi » n’est pas l’unique coupable

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Pierre Bourdieu disait : « Il y a une forme de matérialisme court, associé à la tradition marxiste, qui n’explique rien, qui dénonce sans rien éclairer. » Je saisis cette idée pour résumer le gros des réactions que je vois déferler après les soulèvements du 6 et 7 juillet dernier. Comme d’habitude, la bonne ritournelle de la soi-disant gauche paresseuse et improductive refait surface. Après un diagnostic profond du drame social, euraka ! La bourgeoisie !

Il y a ceux qui font la critique facile de bonne ou de mauvaise foi et il y a ceux qui l’amplifient pour se positionner par effet de mode. On donne force à ces réflexions parce que souvent, elles sont formulées dans une langue qu’on prétend abhorrer par effet de style, ensuite, puisqu’elles sont enroulées dans une sauce de belle formulation rhétorique, on manque certainement de soulever leurs platitudes.

Et il y a aussi le fait d’éviter de glisser les nuances là où elles sont nécessaires ou carrément contre argumenter parce qu’on a peur d’être taxé de réactionnaire, « ti boujwa, tchoul boujwa » etc. Ce sont pour la plupart des réactions similaires à l’approche platement binaire qui opposent certains Duvaliéristes et anarco-populistes post-duvalier (et leurs jeunes adeptes aussi) lorsqu’ils discutent de la vie sociale et politique haïtienne. Incapables de transcender, pour interpréter l’histoire un peu récente du pays, ils ne font que s’entre-accuser continuellement.

Vous voulez me faire croire que parce qu’un homme est riche, il incarne le général chanpwèl qui interdit au « dyaspora » de bonne volonté d’installer des lampadaires dans le village afin de ne pas perturber ses activités de sorcellerie ? Il incarne l’outrecuidance du professeur d’université qui a occupé de hautes fonctions dans l’administration, qui confisque les notes de la jeune fille pour que celle-ci lui ouvre ses cuisses au besoin ? Il incarne le magistrat éminemment corrompu qui affaiblit la justice et libère les assassins ?

Les grands patrons de médias qui ne font que de la politicaillerie en ouvrant l’espace médiatique à l’expression du vide, le médecin de l’hôpital général qui a pillé les intrants pour remplir sa pharmacie d’en face, ceux qui ont affaibli l’université et les écoles publiques pour grossir leurs propres clientèles… c’est le bourgeois étranger aussi ? Les églises (notamment le clergé catholique) sont aussi innocentes dans la grande débâcle !? La franc-maçonnerie haïtienne est-elle bourgeoise étrangère également? Et l’argent du trésor public qui gonfle les poches de nos politiques et héberge leurs enfants dans de luxueuses maisons, ne devait-il pas servir au développement du pays aussi ?

On avait des distilleries, des entreprises touristiques, de cordonnerie, de filature, des tanneries, des beurreries. On produisant du riz local, de l’huile, du poulet de chair et des œufs, on faisait la cigarette avec le tabac local, le rhum et le sucre avec la canne d’Haïti. On exportait le café, le cacao, les huiles essentielles. On fabriquait du ciment, de l’acier, des pates alimentaires, du savon… toutes sortes d’entreprises que des capitaux  étrangers, des bourgeois et l’Etat géraient dans une économie qui était malgré tout très fragile. Pourquoi ceux qui, il y a quelques décennies, investissaient dans la production se trouvent aujourd’hui importateurs et vendeurs? Pourquoi cette bourgeoisie qu’on abhorre tant et qu’on qualifie de salòp, sansal, sangwen qui a créé, produit et commercialisé la bière Prestige qui vous rend fier, l’a vendu à des étrangers ? Pourquoi une fraction de cette bourgeoisie qui produit la farine qui peut satisfaire toute la consommation locale se plaint de la contrebande et du dumping dont elle est victime sur la frontière tout en étant impuissante ?

Elle finance la politique. Et alors ? Comme partout au monde ! Mais la question, qu’on doit bien se poser, c’est pourquoi ce n’est qu’en Haïti que cela pose problème ?

Donc, vous me direz que la bourgeoisie a mis Aristide au pouvoir en 1991 pour le chasser par un coup d’Etat ? C’est elle qui était venue l’installer en 1994 et a mis une arme sur sa tempe pour qu’il choisisse Préval ? Et Préval de faire la passe à Aristide pour encore redevenir président en 2006 ? Vous me direz que l’argent de Petrocaribe n’est pour rien dans les campagnes électorales fastueuses des candidats proches du pouvoir en 2010 et en 2015-2016 ? Vous me direz que les parlementaires lavalassiens choisis dans les élections concoctées par Aristide et Préval ont été installés par la bourgeoisie ? La violence à laquelle on assistait lors des dernières législatives, où trafiquants de drogues et mercenaires politiques se sont affrontés armes à la main… c’est la bourgeoisie aussi ? Tous ces narcotrafiquants qui deviennent chefs et qui n’ont nullement de support financier de bourgeois, envers qui sont-ils redevables ?

Considérez-vous les ravages de l’embargo et des politiques néolibérales sur l’économie. De Portail Léogâne à Delmas 2, on en voit des vestiges d’usines et d’entreprises. Le bon sens doit nous porter à nous demander où sont passés tous ces entrepreneurs ? Où sont donc ces familles qui dominaient l’économie il y a quarante, cinquante, soixante-dix ans ?

Tout en étant conscient que techniquement Haïti ne dispose pas d’infrastructures pour accueillir des investissements, vous reprochez à ceux qui n’investissent pas de ne pas se porter volontaire à l’abattoir ?

Sans considérer les changements importants qui se sont opérés dans l’économie et la vie politique, nos œillères nous empêchent de comprendre qu’il y a trente ans, on ne citait pas Sherif Abdalah, Reginald Boulos ou Reynold Deeb quand on parlait de notre bourgeoisie. Si un membre de la famille Brandt s’investit dans le kidnapping, c’est un sérieux signe de malaise économique.

De grâce mezanmi ! L’histoire sociale et économique du pays est plus compliquée que ça. Ce qui vient de se passer le 6, 7 et 8 juillet 2018 interpelle la société à effectuer un diagnostic plus profond. Il faut rétablir les faits, réhabiliter l’histoire et assumer les responsabilités respectives.

Oui, il y a un véritable problème du secteur privé en Haïti qui compte dans ses rangs de riches contrebandiers, des apatrides arrogants et condescendants. Cependant, ils sont tout aussi arrogants et condescendants que cette classe politique actuellement au Parlement et dans les autres pouvoirs de l’Etat. La façon dont ils se sont saisi des évènements récents est une belle preuve de leur dédain envers les revendications sociales. Le problème d’Haïti est anthropologique. Haïti a un problème d’élite.

Ralph Thomassaint Joseph

Image: Jeanty Junior Augustin

Directeur de la Publication à AyiboPost, passionné de documentaire.

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