À domicile, sur les réseaux sociaux : des adaptations forcées par l’insécurité exposent davantage les personnes exerçant le travail du sexe
Plusieurs zones de la région métropolitaine de Port-au-Prince — comme Grande Rue, Portail de Léogâne et Carrefour de l’Aéroport — autrefois fréquentées par les travailleur·se·s du sexe, sont désertées depuis au moins mars 2024.
La violence, orchestrée par la coalition de gangs « Viv Ansanm », — responsable de plus de 5 000 morts — a contraint ces intervenant·e·s à fuir leurs lieux d’activité, voire à quitter la capitale. Certain·e·s proposent désormais leurs services via les plateformes numériques ou à domicile pour subsister, tandis que d’autres cherchent des clients dans des bars, des camps ou lors de fêtes patronales en province.
En adaptant leurs pratiques, les personnes concernées alertent sur les dangers auxquels elles s’exposent : bastonnades, refus de paiement, menaces constantes dans un cadre déjà précaire et non protégé juridiquement.
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En 2023, une cliente a été agressée à Pétion-Ville, alors qu’elle assurait une prestation au domicile d’un homme.
Après un premier rendez-vous à l’hôtel, l’individu l’a sollicitée cette fois à son domicile de Kenscoff, un soir.
Mais il a refusé de la rémunérer et l’a contrainte à partir tard dans la nuit.
Lorsqu’elle a protesté contre ce changement brutal, il aurait commencé à la frapper avec une barre métallique.
« En me voyant couverte de sang, il a retenu mes vêtements, puis m’a abandonnée sur la route à Fort-Jacques », témoigne la victime, également engagée dans une organisation en faveur des droits des travailleuses du sexe et des personnes vivant avec le VIH.
Cet épisode l’a poussée à éviter les rues Lamarre, Faubert ou Rigaud à Pétion-Ville après 22 heures.
« Nous avons très peur et ne pouvons plus rester seules dans la rue », confie cette femme, active dans le secteur depuis 2004.
Une décision qui bouleverse le quotidien de cette mère de trois enfants et affecte ses proches.
En me voyant couverte de sang, il a retenu mes vêtements, puis m’a abandonnée sur la route à Fort-Jacques
– témoigne une victime
Malgré les menaces, elle continue d’offrir ses services à domicile ou dans des hôtels, car l’insécurité ambiante et la fermeture de certaines « Baz » — ces maisons où les PS exercent moyennant une commission au propriétaire — limitent ses alternatives.
L’exercice informel du travail du sexe, combiné à la violence généralisée, facilite les abus de toutes sortes à l’encontre des personnes concernées.
« Récemment, une professionnelle a été tuée alors qu’elle sortait de chez un client à Canapé-Vert. Des membres de brigades l’ont prise pour une affiliée d’un gang », rapporte Junior Délice, formateur à la Fondation pour la Santé Reproductrice et l’Éducation Familiale (Fosref).
Sabine, 38 ans, exerçait au Champ de Mars depuis 2016. Craignant pour sa sécurité, elle a quitté les lieux.
« Une fois, un véhicule de police m’a poursuivie pendant que je travaillais », se souvient-elle.
Aujourd’hui, l’insécurité galopante l’oblige à travailler à domicile, même si cela reste peu rentable et comporte des périls.
Francesca, 34 ans, se tourne vers les réseaux sociaux, ciblant des inconnus.
Sa dernière tentative, qu’elle reconnaît risquée, remonte à janvier 2025, lorsqu’elle crée un profil Facebook pour proposer ses services à des clients potentiels.
Exerçant depuis 2015 — d’abord à proximité du cimetière de Port-au-Prince, à « Anba Lila », puis rue Capois — Francesca engage désormais des conversations fortuites en ligne avant de partager ses coordonnées.
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Elle avait fui Carrefour-Feuilles et ses anciens points de rendez-vous en mars 2024. Elle offre aujourd’hui ses services à domicile, pour des tarifs allant de 1 000 à 2 500 gourdes.
En Haïti, il n’existe aucune statistique officielle sur le nombre de travailleurs du sexe, ni sur les conséquences de l’insécurité sur cette activité.
Fosref encadrait environ un millier de professionnel·le·s. Mais depuis l’intensification des violences, Junior Délice affirme « ne plus pouvoir les localiser ».
Des soupçons pèsent régulièrement sur les personnes exerçant ce métier, souvent perçues comme des « éclaireuses » de gangs.
« Pour la seule aire métropolitaine de Port-au-Prince, j’ai reçu plus d’une dizaine de plaintes de PS victimes d’agressions physiques depuis le début de l’année.
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Certaines ont été violées, d’autres sont venues vers nous avec le visage tuméfié par les coups », déplore Augusta Moïse, représentante des travailleuses du sexe au sein du Comité de Coordination Multisectoriel (CCM), structure en charge de la coordination des financements du Fonds mondial contre le sida, la tuberculose, etc.
Les organismes d’assistance aux PS sont, eux aussi, paralysés par la crise sécuritaire.
Pour Sandra Janvier, ex-travailleuse du sexe et codirigeante de l’Association Marasa pour la protection des droits humains (Amaradh) — active à Jacmel et Pétion-Ville depuis 2015 — les barrages imposés par les gangs empêchent l’association de poursuivre ses actions de soutien psychologique et de prévention.
Les défenseurs des droits humains appellent à une régulation du travail sexuel.
Selon Me Samuel Madistin, président du conseil d’administration de la Fondation Je Klere, « une législation sur l’activité sexuelle en Haïti permettrait d’en définir le cadre légal et d’en prévenir les dérives ».
La Belgique est devenue, en mai 2024, le premier pays au monde à créer un contrat de travail pour les personnes exerçant le métier. Adoptée le 3 mai 2024 et entrée en vigueur le 1ᵉʳ décembre, la loi encadre l’activité via un contrat de travail formel.
Elle accorde ainsi aux travailleuses du sexe les mêmes droits que les autres salarié·e·s : assurance maladie, cotisations sociales, congés maternité et payés, droit au chômage, etc.
Une législation sur l’activité sexuelle en Haïti permettrait d’en définir le cadre légal et d’en prévenir les dérives
-Me Samuel Madistin
En Haïti, le droit pénal ne criminalise pas la prostitution en soi, mais sanctionne le proxénétisme.
De nombreux juristes, dont Me Madistin, estiment nécessaire de renforcer l’arsenal juridique afin d’assurer une meilleure protection aux professionnelles, comme cette trentenaire, mère de trois enfants, qui exerçait au Carrefour de l’Aéroport. Elle a vu sa zone d’activité devenir un champ de guerre, avec des revenus en forte baisse.
« Avant, on travaillait mieux, mais aujourd’hui, c’est vraiment compliqué. Avec la situation du pays, les clients se font rares », explique cette femme de 32 ans, contrainte de quitter Delmas 30 pour Delmas 41 en février 2025.
Elle déclare être victime de multiples formes de violences. « Parfois, des clients me remettent de faux billets, refusent de payer ou me brutalisent physiquement ».
Face à une activité de moins en moins viable à cause de l’insécurité, elle privilégie désormais les rendez-vous à domicile ou à l’hôtel. Ces services peuvent lui rapporter jusqu’à 2 500 gourdes.
Malgré cela, « il n’y a plus de vie », dit-elle. Auparavant, elle facturait en moyenne 250 gourdes par client pour un « moment » au Carrefour de l’Aéroport. Il lui arrivait, grâce à la générosité de certains, de gagner jusqu’à 1 000 gourdes par séance.
Des revenus qui lui permettaient, selon elle, de financer la scolarité de ses enfants et d’aider des proches en province.
Par : Jérôme Wendy Norestyl & Junior Legrand
Couverture | Une jeune femme assise seule. Source : Melting Pot Europa
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