POLITIQUE

La décision d’accorder décharge aux anciens ministres est illégale, selon des spécialistes

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On ne peut pas court-circuiter la loi pour réparer une injustice.

Joseph Jacques Jasmin est consultant à la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSC/CA). Durant le deuxième mandat du feu président René Garcia Préval, cet avocat a occupé le poste de ministre chargé des relations avec le Parlement. L’homme de loi ne gérait pas de fonds dans ce poste qu’il a assumé de 2006 à 2011.

Mais le titre de ministre qu’il a eu exige nécessairement qu’il ait une décharge de sa gestion, au cas où il souhaiterait occuper d’autres postes politiques dans le pays. « En 2015, j’avais formulé ma demande de décharge auprès de la CSC/CA. À travers une commission, la Cour a réalisé un audit sur ma gestion durant la période où je servais le pays. Le rapport de la commission a été transféré au Parlement haïtien pour les suivis nécessaires. À date, je n’ai jamais entendu parler de ce dossier au Parlement ni de l’état d’avancement du processus », explique l’homme de loi.

À l’instar de Joseph Jacques Jasmin, plusieurs anciens premiers ministres et ministres peinent à recevoir décharge de leur gestion. « Le processus est beaucoup plus compliqué pour les premiers ministres et ministres ayant servi l’État. Le Parlement est l’autorité politique chargée de l’accorder ou pas à un ministre, après l’audit de la CSC/CA. Seules les décharges des directeurs généraux des institutions publiques sont émises par la CSC/CA », dit maître Jasmin.

Voulant « rendre justice » à ces ministres dont les dossiers traînent depuis des années au Parlement, l’administration de l’ex-président Jovenel Moïse a annoncé avoir trouvé la solution, le 4 juillet 2021. Le Conseil des ministres a décidé d’accorder pleine et entière décharge aux ex-premiers ministres et ministres ayant servi l’État du 7 février 1991 au 7 février 2017 et qui ont un rapport d’audit favorable à la CSC/CA. Cette décision suscite beaucoup de réactions.

Une décision illégale

La décharge signifie que, dans le cadre de l’exécution du budget, document qui découle de la déclaration de politique générale d’un gouvernement, un fonctionnaire de l’État en charge de deniers publics s’est acquitté de sa mission conformément aux lois sur la comptabilité publique. Autrement dit, le fonctionnaire a eu une bonne gestion des fonds de l’État, sans détournement ni malversation.

Tant que le fonctionnaire n’a pas reçu décharge, ses biens sont sous hypothèque, en attendant une décision finale de la CSC/CA et du Parlement sur sa gestion. Ces entités sont reconnues par la loi comme des organes habilités à procurer de décharge aux fonctionnaires d’État.

À l’exception des ministres et du premier ministre, la CSC/CA est chargée, selon l’article 200 de la constitution, de juger les comptes des ordonnateurs et comptables de l´État et des collectivités territoriales. « Le Parlement vote le budget de la République, c’est pour cela qu’il est choisi pour accorder décharge. C’est lui qui devrait donc aussi sanctionner les ministres chargés de son exécution », explique Anthony Gédéon, professeur de droit constitutionnel.

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Selon l’article 233 de la Constitution de 1987, une commission parlementaire de quinze membres, neuf députés et six sénateurs, est chargée de veiller sur la gestion des ministres afin de permettre aux deux assemblées de leur donner décharge.

« On ne peut pas court-circuiter la loi pour réparer une injustice. Un Gouvernement démissionnaire ne peut pas engager l’État dans la prise de décision ni prétendre rendre justice à travers une dérogation à la loi. Le principe du droit positif repose sur la « dura lex sed lex », c’est-à-dire, la loi est dure mais c’est la loi. Quelle que soit la condition, les dirigeants devraient se soumettre aux prescrits de la loi », dénonce Me Joseph Jacques Jasmin.

Depuis le 7 février 2021, on est dans une situation de fait, croit le professeur Anthony Gédéon. « Le droit est saisi par la politique. Dans ce cas, l’ensemble des décisions prises ne sont pas guidées par le respect des normes ou de la Constitution. Elles ont été prises dans le but de gérer une situation politique. Je n’ai même pas besoin de parler du caractère illégal ou inconstitutionnel de la décision puisque le pays baigne dans l’inconstitutionnalité depuis tantôt un an ».

Le pouvoir politique du Parlement

La CSC/CA ne statue pas sur les rapports de gestion des ministres qu’elle produit. Les conclusions de ces rapports ont une valeur indicative pour le Parlement afin de voter en faveur ou non de l’octroi de décharge à un ministre.

« Le Parlement est libre de refaire l’audit. Un ministre peut avoir un avis défavorable suivant les conclusions du rapport produit par la CSC/CA, pourtant le Parlement juge nécessaire de lui octroyer de décharge. Fort souvent, obtenir décharge au sein du Parlement est un acte politique et non procédural », croit Me Jasmin, ex-ministre chargé des relations avec le Parlement.

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Durant les deux dernières législatures, le Parlement haïtien ne s’est pas penché sur le problème de la décharge. « Les rapports d’audit de la CSC/CA sont totalement négligés lorsqu’elle les envoie au Parlement pour que la commission bicaméramerale de décharge travaille sur le dossier et le soumette à l’assemblée nationale pour le vote », affirme Me Jasmin.

Pour sa part, Me Anthony Gédéon croit que le Parlement haïtien pratique depuis des années une politique consistant à fermer la voie à des personnes ayant déjà brigué un poste au niveau de l’État. « Je suis totalement d’avis à ce qu’on enlève la question de décharge aux mains des parlementaires. Ils l’utilisent parfois pour faire obstacle à un ensemble de concurrents politiques. Ce rôle doit être désormais confié à la CSC/CA  qui produit un travail purement technique et administratif », dit-il.

Dans la mesure où le référendum sur la constitution est validé, le Parlement n’aura plus la prérogative de revenir sur les décrets pris par l’Exécutif, comme la Constitution de 1987 lui en donne le droit. «La question de décharge sera exclusivement confiée à la CSC/CA; le Parlement n’aura plus ce rôle. Mais en cas où le référendum n’est pas validé, le Parlement peut prendre une résolution pour revenir sur ces décisions », affirme Anthony Gédéon.

L’importance de la décharge

La Constitution haïtienne de 1987 oblige tout citoyen à obtenir décharge de sa gestion s’il a été comptable des deniers publics, et qu’il souhaiterait se porter candidat à un poste électif ou à une fonction administrative. L’expression deniers publics désigne l’argent de l’État, des collectivités et des établissements publics soumis aux règles de la comptabilité publique.

La décharge est synonyme de l’arrêt de quitus. Ce dernier est une décision rendue par la CSC/CA attestant que la gestion d’un comptable de deniers publics est correcte. L’on dit couramment que ce fonctionnaire a reçu décharge. Au cas où la gestion est mauvaise, le comptable de deniers publics reçoit un arrêt de débet. C’est une décision juridictionnelle rendue par la CSC/CA qui atteste que la gestion d’un fonctionnaire d’État est incorrecte.

Tant que le fonctionnaire ne reçoit pas décharge pour sa gestion, ses biens sont gardés en hypothèque par l’État. La loi l’oblige à déclarer son patrimoine avant de briguer un poste politique. « En cas où le fonctionnaire reçoit un arrêt de débet, ses biens confisqués par l’État peuvent servir de garantie pour récupérer l’argent mal dépensé, explique Me Jasmin. Si les rapports révèlent que le fonctionnaire n’avait pas l’intention de vol, on lui donne la possibilité de restituer l’argent qui était mal géré. Mais si la gestion est émaillée de fraction financière punissable et passible de peine criminelle ou correctionnelle, le dossier sera acheminé au Parquet pour les suites nécessaires. »

Des antécédents

Après le coup d’Etat du président Jean Bertrand Aristide en 2004, l’administration de l’ancien président Boniface Alexandre avait pris la décision d’octroyer décharges aux anciens fonctionnaires d’État. Ce, afin de leur permettre de participer aux élections que son administration avait le rôle d’organiser. A l’époque, il n’y avait pas de Parlement et la décision ne remontait pas aux 30 années précédentes, comme c’est le cas pour la décision prise par l’administration en place.

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Le pouvoir a déjà mis en place sa machine électorale. « De ce fait, beaucoup de gens proches du pouvoir manifestent des velléités de participer à ces joutes électorales. Leur seul handicap était la décharge. Cette décision politique leur aura permis de bénéficier une couverture légale pour aller aux prochaines élections », croit Me Anthony Gédéon.

Plus loin, l’homme de loi avoue que la décision prise n’est pas forcément injuste: « Si l’on tient compte de la tradition politique du pays dans la question de décharge, on pourrait dire que la décision fait sens. Il est clair que cette décision a une valeur purement politique mais elle enfreint la loi du côté du droit. En conséquence, cette décision crée un mauvais précédent et permet à l’exécutif d’octroyer décharge en cas où il y a un vide parlementaire à l’avenir. »

Par ailleurs, le professeur Gédéon croit qu’il est anormal que des fonctionnaires d’État, ayant un avis favorable de la CSC/CA, endurent toutes les peines du monde pour recevoir leur décharge.

Journaliste à AyiboPost. Communicateur social. Je suis un passionnné de l'histoire, plus particulièrement celle d'Haïti. Ma plume reste à votre disposition puisque je pratique le journalisme pour le rendre utile à la communauté.

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