La majorité des commissaires du gouvernement de Croix-des-Bouquets sont des raquetteurs, avait dénoncé l’avocat avant sa disparition. Selon ce dernier, des gens du parquet travaillent pour des gangs
Depuis deux ans, la justice comme institution n’existe presque plus dans la commune de Croix-des-Bouquets. L’emprise du gang féroce 400 Mawozo demeure la raison première de cette situation, mais un crime en particulier revient dans les entrevues réalisées par AyiboPost avec des membres du secteur : la séquestration en août 2021 suivie de la décapitation supposée de Jean Nelson Pierre, un avocat militant, connu pour avoir été en conflit ouvert avec le chef de gang Vitelhomme Innocent, blanchi alors par la justice dans la juridiction.
Depuis, les assauts contre la justice, déjà récurrents, se sont accélérés. Le tribunal de paix n’arrive pas à fonctionner. Le tribunal de première instance a été transféré dans un centre culturel à Tabarre et le parquet fut incendié par 400 Mawozo, le 25 juillet 2022. Même le barreau n’ouvre plus ses portes.
« Le dysfonctionnement de la justice a commencé avec la disparition de maître Jean Nelson Pierre », analyse Wesser Saint-Vil, un avocat de la Croix-des-Bouquets.
Jean Nelson Pierre était un professionnel fougueux avec un sens de la repartie exceptionnel, selon ses collègues.
Dans une interview accordée à Radio Télé Makandal avant sa disparition le 13 août 2021, Jean Nelson Pierre avait dénoncé les hommes de loi alliés des bandits à Croix-des-Bouquets. L’avocat a cité le nom du substitut commissaire du gouvernement Sainvoyel Point Du Jour. Ce dernier, selon Pierre, avait personnellement reçu une plainte de Vitelhomme Innocent déposée à son encontre. Jean Nelson Pierre et Innocent étaient en conflit, car l’avocat assistait un client qui avait des démêlés avec le caïd de Torcel.
La police avait rasé la maison de Innocent. Alors qu’il est activement recherché par la police, le chef de gang s’est présenté au parquet de Point du Jour pour faire décerner un mandat contre l’avocat qu’il a accusé d’être le responsable de l’acte des forces de l’ordre. « La majorité des commissaires du gouvernement de Croix-des-Bouquets sont des raquetteurs, avait dénoncé Jean Nelson Pierre à Radio télé Makandal. Il y a des gens du parquet qui travaillent pour des gangs. »
Le 23 aout 2021, l’avocat disparait avec son fils. Plus personne n’a de ses nouvelles aujourd’hui.
« Il avait des problèmes avec certains hommes d’affaires ainsi que des personnes dans le système judiciaire de la juridiction, raconte Jean Bernard Lanoise, avocat au barreau de Croix-des-Bouquets. Il ne mâchait pas ses mots et luttait pour le respect des normes », selon maître Lanoise.
D’après un ancien cadre du parquet qui s’est confié à AyiboPost, le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire avait mis en disponibilité sans solde le substitut commissaire Point DuJour et le juge Esaïe Pierre-Louis pour leur implication dans le dossier de Vitelhomme. Le Juge Pierre-Louis est accusé d’avoir pris la décision de blanchir le chef de gang de Torcel.
Contacté par la rédaction, le juge Pierre-Louis dit qu’il ne peut pas prendre la parole dans la presse sans l’autorisation de son supérieur hiérarchique. Le commissaire Point du Jour n’a pas répondu aux demandes d’interview d’AyiboPost.
Plusieurs autres avocats de la juridiction se trouvent au rang des victimes d’actes de banditisme, parfois à cause de leur travail. Le barreau ne lève jamais la voix pour dénoncer ces actes, selon les déclarations de plusieurs avocats qui requièrent l’anonymat.
Le bâtonnier de l’ordre des avocats de Croix-des-Bouquets, Sosthène Chouloute, n’a pas répondu aux demandes d’interview d’AyiboPost.
Plusieurs employés du tribunal de première instance de la zone ont également été victimes d’actes d’insécurité à Duval avant l’arrêt des activités en mars 2022.
Les juges étaient très réticents à fréquenter les locaux de l’institution. « Des balles perdues tombaient souvent dans la cour du tribunal quand les bandits opèrent, rapporte Grécia Norcéus, doyenne du tribunal. On a tiré sur plusieurs employés à Duval. Une magistrate est sortie blessée alors qu’elle était dans sa voiture. »
Le lundi 8 août 2022 marque la reprise des activités du tribunal de la première de Croix-des-Bouquets au local de la bibliothèque municipale de Tabarre.
Ce déplacement du tribunal représente une décision symbolique à la fragilité évidente.
Pour Martin Aîné, président de l’Association nationale de greffiers haïtiens (ANAGH), le fonctionnement du tribunal est hypothéqué au local de la bibliothèque, faute d’espace.
Le professionnel plaide pour une résolution du problème de l’insécurité. Parce que « les bandits peuvent poursuivre, même à la bibliothèque, le personnel judiciaire affecté au tribunal. »
Plusieurs greffiers de la juridiction de la Croix-des-Bouquets demandent leurs transferts à cause de la montée de l’insécurité, selon Martin Aîné.
Les assises criminelles n’ont pas eu lieu à Croix-des-Bouquets cette année à cause de l’emprise des gangs. De ce fait, plusieurs personnes interpellées continuent de croupir en prison, ce qui aggrave le problème de la détention irrégulière.
« Il n’y a pas assez d’espaces là où l’on est pour organiser ces genres d’activités. On attend que tout revienne au calme pour relancer le processus », fait savoir la doyenne Grécia Norcéus.
Malgré l’implémentation du tribunal dans le bâtiment qui loge la bibliothèque, les activités socio-éducatives de l’institution culturelle n’ont pas cessé.
Entretemps, la commune prend le même chemin emprunté par Village de Dieu.
Selon le maire, Jean Wesnel Edrouine Pervil, une bonne partie de la population fuit la zone à cause de la violence des gangs qui paralyse presque toutes les activités.
« Plusieurs institutions privées et étatiques ont également fui la commune, déclare Pervil. Pour l’instant, c’est seulement la mairie, la DGI et l’OAVCT comme institutions de l’État qui essayent de résister », fait-il savoir.
Plusieurs employés de la mairie ont d’ailleurs été victimes des groupes armés. « On a même attaqué mon agent de sécurité à Duval au début de l’année », déclare l’édile, qui déplore la mort de deux de ses employés.
Croix-des-Bouquets est un arrondissement du département de l’Ouest situé à 12 km au nord-est de Port-au-Prince, la capitale d’Haïti. Sa mairie se dit « impuissante » face aux difficultés auxquelles fait face la population.
Fenel Pélissier a contribué à ce reportage.
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