Ay Caramba! jurai-je en cherchant à tâtons ma petite boite d’allumette sur mon bureau enchevêtré de documents de toute sorte, recouverts de poussière; je chassai d’un revers de main l’une de mes poules qui avait laissé la basse-cour pour se percher sur le bord de la fenêtre de ma maisonnette ! Tonè boulem ! Map fini pa manje poul sa yo kan menm (je bluffe), je ne pourrai jamais manger mes petites poulettes qui sont devenues mes animaux de compagnie.
On voyait bien que ma femme était partie en vacances chez nos enfants aux États – Unis ! Regardez-moi ce foutoir ! Qu’est ce qui m’avait pris de venir m’installer devant ce maudit secrétaire pour y écrire les premières pages de mes mémoires ? Ah ! je la retrouve finalement cette maudite boite! J’allumai tout en mâchonnant mon énième cigarette de la journée , oui oui je sais bien que cette saloperie -excusez mon manque de retenu – finira par avoir ma peau, mais bon, comme le penseraient certains d’entre vous: à chacun ses vices mais moi je préférerais dire » à chacun sa mort » . J’aime fumer et alors ? Au moins, j’aurais vécu ma vie jusqu’au bout comme je l’aurais vraiment voulu.
Je tire une bouffée avec délectation tout en fixant cette page blanche qui me nargue depuis un bon moment puis me résolus à prendre ce stylo à bille flambant neuf que ma petite nièce m’a offert lors de sa dernière visite à la Vallée de Jacmel – la petite s’était mis en tête qu’elle réussirait ainsi à me convaincre de me mettre à mon manuscrit comme à l’ancienne mode – Entre nous je n’ai rien d’un René Depestre ! Mais, il faut dire qu’elle y ait parvenu puisque je me retrouve ici à écrire mon premier paragraphe …
Vous vous demandez sans doute ce qu’un vieux plouc comme moi peut bien avoir à raconter ? Je me le demande bien moi même ! Et ,en y pensant je ne peux m’empêcher d’éclater de rire , mais soyons un peu sérieux … Il faut que je tienne cette promesse que j’ai faite à ma petite nièce. Je lui avais bien dit que je ferais de mon mieux pour au moins » essayer » d’écrire quelque chose …
Cherchant un peu plus d’inspiration je regardai avec attendrissement l’encadrement qui se trouvait en face de moi, un jardin de rose comme celui de ma cousine Emma… Voilà ce à quoi elles me faisaient penser ces jeunes filles en scrub de toutes les couleurs qui m’entouraient sur la photographie. Ma nièce se trouvait à ma droite , et ses amies -futures doctoresses comme elle- se trouvaient à ma gauche. Elles avaient tenu à nous faire prendre en photo leur dernier jour de stage qu’elles avaient effectué à St-Joseph- notre petit hôpital de Ridoré- et me l’avaient offert comme souvenir de cet été qu’elles avaient trouvé -selon leurs dires – extraordinaire ! Mais entre nous , avec un guide -septuagénaire ayant gardé son éternel cœur d’adolescent de 17 ans comme moi- qui les a fait visité presque tous les recoins du sud-est, avec, je vous pris, anecdotes véridiques à l’appui , leur été ne saurait être autrement !
Et c’est à cause de toutes ces anecdotes que la petite m’a dit que je devais les rassembler dans un mémoire…
Ay Caramba! Par où dois-je bien commencer ? J’ai tant d’histoires à raconter ! Je suis un conteur moi , pas un écrivain !
Mais à ma grande surprise, je me retrouvai en train de me laisser emporter par ma plume…L’encre bleu nuit luisait de mille feux sur ces pages immaculées qui se remplissaient au fur et à mesure …
Fumant cigarette sur cigarette, jurant , riant de temps à autre je me surpris en train d’écrire invraisemblablement l’histoire de ma vie et de la région d’où je viens…
Je remontai jusqu’au temps de la colonie où mon aïeul Payen un chroniqueur invétéré qui à force d’avoir lancé des pierres aux colons blancs dans ses paragraphes aussi piqués que ce tranpe au Maraveli – boisson composée de kleren de St Michel et d’une plante aux propriétés antalgiques qu’un bon ami des Gonaives m’a spécialement préparé et que je déguste tout en continuant d’écrire mon récit – fut exilé dans la métropole. Mais, Payen, l’intelligent, eut le temps de semer sa progéniture dans cette région fraîche , verdoyante et montagneuse que l’on appelle aujourd’hui la vallée de Jacmel .
La fondation de la paroisse en 1910 par le révérend père Léon Bonnaud , placée sous le patronage de Saint Jean-Baptiste , la description de l’école des filles de Marie où mes soeurs ont suivi leur scolarité et celle des frères où j’ai suivi la mienne furent aussi relatés. Tout comme les légendes et les contes de la zone sur l’esprit Bòn Sante que petit je craignais voir apparaître dans le jardin à la terre couleur ocre de ma mère. Les chemins sinueux, rocailleux menant à Bassin Bleu, au Gouffre Séjourné que j’ai exploré avec soin , me délectant de leur paysage sauvage rempli de secrets que murmurent aux visiteurs attentifs les rivières souterraines , ma passion pour la chasse au Ramier que j’ai entretenu depuis mon jeune âge en parcourant les terres de Kaduré ne furent point oubliés…
Et que dire de mes conquêtes ? Celles de La Vallée, de Jacmel, De Bainet , de Port au Prince et même de Santo Domingo que m’a favorisé mon physique rappelant un peu les « indío » furent relatées avec un peu de piquant car « gen de ti istwa ki pa bon si ou pa mete yon ti manti ladan’l ! » Neanmoins, soyez sans crainte ! Je ne suis point un « vagabon » ! Plus gentleman que moi il n’y en a pas et mon expérience m’a prouvé qu’il n’y a pas mieux que nos belles brunettes de la Vallée . Pour preuve ma femme est Lavalléenne et nous sommes mariés depuis 53 ans !
C’est avec une application teintée de nostalgie que j’ai décrit mes soirées arrosées au son des troubadours ainsi que mes années d’exil infligees par le dictateur car je n’ai pas su taire ma gueule d’emmerdeur, hérité de mon aïeul …Mon retour définitif au plateau Ridoré tant d’années après avoir mené ma bosse un peu partout dans le monde, m’a prouvé que quoi que l’on fasse on ne se sentira bien que chez soi, entouré de ses voisins qui sont pour la plupart des cousins.
Je regarde pensivement le stylo à bille flambant neuf que m’a offert ma petite nièce et les pages noircies par mon écriture en pattes de mouche … Les jointures des articulations de mes mains me font légèrement souffrir , mais je suis plus qu’heureux . Les premières pages de mon mémoire se retrouvent là devant moi…
Il me reste beaucoup d’autres épisodes à y ajouter: ceux du passé mais surtout ceux qui me restent encore à vivre car je suis résolus à fêter mes 110 ans et ceci en fumant mes paquets de cigarettes !
Peut-être que vous aurez la chance un de ces jours de me rencontrer lors de votre prochaine visite à la vallée! Je vous emmènerai manger du bon griot chez mon ami Tonn à Ternier ainsi que ses excellents pâtés feuilletés; et si vous êtes assez chanceux je vous jouerai même un peu de guitare tout en vous racontant les histoires de la zone ! Et j’espère que vous auriez la bonté de me dire si oui ou non ma petite nièce a été fière de ce récit, car je ne suis point un écrivain , je suis un simple Lavalléen , Payen , un septuagénaire ayant gardé un cœur d’enfant !
Milady Auguste
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