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Interdiction de marcher à pied, sorties en groupes… la vie contrôlée des expatriés en Haïti

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Ces politiques de sécurité génèrent un double discours chez les organisations qui parlent constamment de la nécessité de créer du lien social alors qu’elles créent des fossés entre leurs employés et les citoyens qu’elles aident

Au mois de février 2020, une Française travaillant pour le Programme alimentaire mondiale a été enlevée à Port-au-Prince, après seulement trois semaines passées dans le pays.

Peu de temps après sa libération, la victime a regagné son pays laissant derrière elle un climat de peur qui raffermit un peu plus les restrictions imposées aux expatriés.

En Haïti, ces employés sont généralement contraints de vivre en petit cercle fermé. Selon les politiques de plusieurs structures internationales et ONG, il s’agit d’éviter que les « expats » se retrouve parmi les victimes de l’insécurité.

Au sein de cette communauté, il est difficile de trouver des gens prêts à témoigner de leur quotidien dans le pays. « Nous ne pouvons absolument pas en parler » ; « Je suis désolé, les mesures sont strictes » ; « Impossible d’en discuter, surtout si cela va être publié » ; ce sont parmi les réponses obtenues, lors de demandes d’entrevue avec certains expatriés qui travaillent pour des agences onusiennes.

Chacun son découpage

Chaque ONG a sa stratégie, et chaque organisme international à ses zones vertes et ses zones rouges.

L’ambassade du Canada circonscrit ses employés étrangers à Pétion-Ville. « Les limites sont Juvénat et Delmas 48 », dévoile un ancien journaliste qui a l’habitude de fréquenter des expatriés dans une salle de sport à Bourdon. Il confie qu’on les autorise à fréquenter la zone de Delmas 48, juste pour rejoindre la route de Bourdon sans affronter l’embouteillage de la jonction Delmas-Pétion-Ville.

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L’ambassade d’Espagne confine ses employés étrangers au centre et dans les hauteurs de Pétion-Ville. Impossible de se rendre un peu plus bas du quartier de Juvénat et de fréquenter le bas de la commune de Delmas. On appelle cela un « couvre-feu », selon l’homme d’une trentaine d’années qui tisse des liens avec ces expatriés.

Jusqu’au mois de mars 2020, l’ambassade américaine réglait le problème en interdisant à ses employés de circuler « sans accompagnement » dans un rayon dépassant dix kilomètres de l’ambassade.

Mais vu la montée du phénomène de kidnapping dans le pays, cela a changé. La représentation consulaire « interdit catégoriquement à ses consuls de sortir de l’espace de l’ambassade », confie la source. Même les citoyens haïtiens qui y travaillent sont conseillés de ne pas fréquenter certaines zones.

Interdiction de circuler

Nathanaëlle travaille pour une ONG basée dans le département de la Grande-Anse. Quoique d’origine haïtienne, elle n’échappe pas aux restrictions sécuritaires de son organisation.

Dans la zone où elle travaille, en province, elle confie que les restrictions sont moindres parce que l’institution ne connaît pas encore assez le terrain pour le découper en zones autorisées et zone de non-droit.

Cependant, dès qu’elle rentre à Port-au-Prince, les mesures sont rigoureuses. « On vous interdit d’habiter dans des zones comme la Croix-des-Bouquets, Carrefour, Cité-Soleil, Bas Delmas ou Martissant », dévoile-t-elle.

Les employés de l’institution ont l’autorisation d’habiter à Pétion-Ville, mais non sans conditions. « On ne peut pas louer une maison sans qu’elle soit inspectée par l’équipe de sécurité, poursuit-elle. Pire encore, on n’a pas le droit de marcher à pied dans les rues de la commune ». De telles restrictions constituent une vraie entrave à l’intimité, selon Nathanaëlle.

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Christiane, expatriée travaillant pour le compte d’une organisation non gouvernementale, est dans la même situation. Pour cette jeune femme qui travaille dans le département du Sud, il est interdit de fréquenter des « quartiers chauds » comme La Savane, par exemple.

À Port-au-Prince, les restrictions portent sur des zones comme Martissant, Bas-Delmas, Route Neuf, Cité Soleil et Bicentenaire, dévoile la professionnelle. Ce sont toutes des zones contrôlées par des bandits armés.

Pendant l’entrevue, Christiane jette un coup d’œil à son ordinateur, puis révèle : « On nous déconseille même de fréquenter les rues de la ville entre 10 heures du soir et 6 heures du matin. »

Déplacements sur mesure

Les déplacements sont aussi contrôlés. Selon Nathanaëlle, l’ONG bannit le transport en commun et interdit de prendre un taxi à travers les rues. « Nous ne sommes autorisés à prendre que des taxis liés à une institution dont l’ONG a le contact », confie la jeune expatriée.

Pour se rendre en province, Nathanaëlle a encore des restrictions. « Nous devons informer par WhatsApp l’équipe de sécurité à chaque fois que nous venons de traverser une zone chaude, jusqu’à notre arrivée à destination », explique Nathanaëlle.

« Je suis contraint d’aménager dans une maison appartenant à l’institution, en compagnie d’autres étrangers », Gomez

Christiane aussi a l’obligation de tenir ses supérieurs au courant de chaque étape de son voyage. « On doit appeler la base pour les mettre au courant de notre cheminement à la rentrée de chaque ville », assure-t-elle.

Ce quotidien de restrictions est imposé aussi à Gomez. Ce jeune Espagnol travaille pour une compagnie œuvrant dans la construction en Haïti. Il n’y a pas si longtemps, il était libre de circuler et d’habiter où il le souhaitait, mais aujourd’hui, tout est sous contrôle. « Je suis contraint d’aménager dans une maison appartenant à l’institution, en compagnie d’autres étrangers et le déplacement entre le travail et la maison se fait sous escorte. »

Plaisir sous contrôle

Même pour se distraire, les étrangers qui travaillent en Haïti sont limités. Pas de promenade sur les places publiques ni de sortie personnelle. Tout, ou presque, se fait en groupe.

Parmi les activités grégaires autorisées, il y a la marche en montagne, des compétitions sportives de toutes sortes, des virées en boîtes de nuit, des dîners dans des restaurants et des hôtels bien choisis de Pétion-Ville. Les invitations à ces activités se font par messagerie instantanée. Seuls quelques employés locaux, triés sur le volet, y participent.

Les restrictions mises en place par ces institutions visent officiellement à protéger le personnel.

Les restrictions mises en place par ces institutions visent officiellement à protéger le personnel. Christiane l’admet, mais soutient aussi qu’à travers ces mesures, les ONG, notamment, cherchent à garder leur image devant leurs donateurs. « Entendre dans la presse qu’un membre de telle organisation s’est fait enlever peut avoir de graves répercussions sur cette institution », explique Christiane.

Selon Nathanaëlle, certains expatriés, insatisfaits de ces mesures, les violent pour retrouver plus d’intimité et avoir plus de loisirs. Cependant, ils savent tous qu’en violant les principes établis, l’organisation se dédouane de toute responsabilité quant à ce qui pourrait leur arriver.

D’ici, mais ailleurs

Certains ambassadeurs de pays étrangers, accrédités en Haïti, n’ont pas de résidence dans le pays, mais en République dominicaine.

Plusieurs pays sont concernés. Edwin Paraison, ambassadeur d’Haïti en République dominicaine, en a une liste. « La Colombie, le Pérou, le Guatemala, le Maroc, le Qatar, le Costa Rica, la Belize, le Paraguay, le Honduras, l’Équateur, la Grande-Bretagne, le Salvador, l’Israël, la Turquie, l’Italie, l’Uruguay et la Corée du Sud », cite-t-il.

Mais selon Edwin Paraison, au-delà des considérations securitaires, des raisons économiques peuvent aussi expliquer cette stratégie, surtout quand il s’agit de pays limitrophes comme Haïti et la République dominicaine.

Victimes des règles

Arnaud Dandoy est docteur en criminologie et membre du Centre de recherche et d’échange sur la sécurité et la justice. Pour ce citoyen belge qui a travaillé en Haïti comme professeur au sein de l’Université d’État d’Haïti, « les expatriés sont victimes des règles de sécurité » mises en place par les organisations.

L’expert en sécurité dévoile que les couvre-feux ont le plus souvent pour objectif la gestion des staffs plutôt que la sécurité du personnel.

Cette stratégie, selon Arnaud Dandoy, a été utilisée en Haïti au lendemain du tremblement de terre de 2010 par les ONG qui voulaient avoir un contrôle strict sur leur staff devenu de plus en plus abondant. Malgré le fait que cette pratique n’a jamais vraiment été remise en question, des expatriés ont osé parfois brûler ce feu rouge, note l’expert. Pour lui, la stratégie d’évitement ne doit pas être la seule logique de réponse par rapport aux menaces.

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La précarité des contrats, notamment dans le domaine humanitaire, explique pourquoi les expatriés n’osent pas rentrer en rébellion contre certaines pratiques comme le couvre-feu. Ceux qui sont fatigués de vivre avec le sentiment d’insécurité, généré en partie par les « politiques de sécurité » – avec un flux quotidien de messages sécuritaires – choisissent de partir, mais le système reste inchangé, selon le criminologue.

Cette politique de sécurité n’est pas sans conséquence sur l’efficacité des ONG et institutions nationales en Haïti. Elle crée un double discours chez les organisations qui parlent constamment de la nécessité de créer du lien social alors qu’elles créent des fossés entre leurs employés et les citoyens qu’elles aident.

Samuel Celiné

Photo couverture: Des travailleurs du ministère de la Santé publique et de la Population d’Haïti marchent à l’extérieur de l’aéroport international Toussaint Louverture, à Port-au-Prince, Haïti, le 15 mars 2020. Reuters. 

Poète dans l'âme, journaliste par amour et travailleur social par besoin, Samuel Celiné s'intéresse aux enquêtes journalistiques.

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