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L’architecture de la peur en Haïti

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Cette urbanisation anarchique que connaît la Ville Haïtienne, délaissée par les pouvoirs publics, est avant tout le reflet de la condition haïtienne

Face à la montée de l’insécurité et de nombreux actes de kidnapping dans leur quartier, une famille décide de monter ses murs et de rajouter des fers forgés sur le périmètre de sa propriété. Quelques semaines plus tard, elle subit l’intrusion d’hommes armés dans leur résidence en pleine nuit.

Deux jours après ce premier incident, un membre de la famille est agressé en route pour sa résidence, dans une ruelle sombre et déserte. Ni les mesures de protection individuelles ni le cadre de la ville n’auront réussi à protéger cette famille.

Haïti n’en est pourtant pas à son premier chapitre de violence. Et nos bâtiments portent les traces de cette histoire mouvementée. Même le Palais National, symbole fort de notre gouvernement, fut détruit à de nombreuses reprises. On peut donc clairement observer les conséquences de l’insécurité sur notre bâti et le paysage de nos villes. Conséquences qui, à leur tour, provoquent des réactions en chaîne renforçant le climat de peur régnant depuis les années 2000.

Mais nos villes sont loin d’être exposées uniquement au facteur d’insécurité. Après avoir été conçues pour se prémunir d’éventuelles attaques militaires, une fois l’indépendance acquise et la menace française repoussée, les villes Haïtiennes feront face, au cours de leur histoire, à plusieurs autres risques, à la fois naturels (cyclones, tremblements de terre, inondations, etc.) et anthropiques (créés par l’homme : pandémie, pollution, etc..).

Nos constructions suivent le rythme de ces risques : on construit en tôle après un tremblement, puis en béton après un cyclone, sans pour autant adresser l’ensemble de ces facteurs, incluant celui de l’insécurité et les risques sociopolitiques qui s’y rattachent (émeutes, etc.).

L’avènement des bâtiments-forteresses

« Ils ont créé la psychose, e se la yo bon sou nou », s’exclame une citoyenne nouvellement propriétaire. Un seul mot d’ordre pour tous : se protéger, et à tout prix. Et pour cela, les moyens sont nombreux : caméras de surveillance, obturation des ouvertures avec du fer forgé, chiens de garde, gardes de sécurité, etc. Des couches de protection dont l’efficacité reste à discuter, et qui agissent plus comme des méthodes de dissuasion envers les potentiels intrus.

Toutefois, l’élément le plus interpellant de cette architecture de la peur reste et demeure le mur de clôture. Le mur de clôture en Haïti sert avant tout à délimiter la propriété privée, face à un autre facteur de vulnérabilité (oui encore un autre !) : l’insécurité foncière.

Partout sur le territoire national, le premier réflexe d’un propriétaire terrien est de clôturer son bien. Dans les quartiers précaires comme Canaan, on délimite tant bien que mal avec des matériaux divers avant de pouvoir se permettre une clôture en blocs de béton, valeur sûre et matériau de prédilection de toutes les classes sociales confondues.

L’un des exemples les plus parlants est sans doute celui de cette famille ayant fait usage d’une quarantaine de containers afin de protéger leur propriété d’intrusions successives. Faute de protection de leurs biens par la Justice et la Police, ces containers ont disparu un à un, en quelques semaines.

« À chaque événement, on rehausse. Si tu regardes un mur, tu peux lire l’histoire d’Haïti ! » relève Christian Ubertini, historien en architecture. Au lendemain des événements du 6 et 7 juillet 2018, par exemple (ces journées d’émeutes organisées par de familières mains invisibles), plusieurs commerces et résidences ont choisi de rehausser leurs murs et/ou de les rendre complètement opaques par rapport à la rue. Même certains espaces publics (parcs, etc.) sont parfois clôturés !

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Pour plusieurs, les architectes haïtiens ont beaucoup d’efforts à faire au niveau du traitement de ces murs. Ils pourraient, par exemple, privilégier l’utilisation en alternance de bois et de fer forgé, comme cela se fait dans des pays d’Amérique du Sud.

« Les gens à Sao Paulo ou Caracas, ou encore Medellin, ont les mêmes préoccupations de sécurité [kidnapping, vols à main armée, etc..] Mais les murs ne sont pas opaques. […] Cette relation avec l’opacité n’est pas la même en Haïti » selon Rose-May Guignard, urbaniste.

Il y aurait une préoccupation pour au moins pouvoir voir ce qui se passe dans la rue, et que la rue voit ce qui se passe à l’intérieur des propriétés. Pourquoi ? Parce que ce rapport entre privé et public contribuerait à (re) installer et développer des relations de sécurité entre voisins.

Au contraire, le rehaussement de ces murs contribue non seulement à défigurer notre paysage urbain, mais aussi à renforcer cette « bunkerisation » de l’architecture dans laquelle chaque propriété fonctionne comme une île perdue dans un océan hostile, complètement isolée de ses voisins.

Un sens de la communauté perdu

Il fut un temps où les habitants et voisins d’un quartier criaient « au voleur » lors d’une agression, la pression sociale agissant comme méthode dissuasive. La méfiance individualiste que nous connaissons aujourd’hui résulterait-elle de l’ère duvaliériste durant laquelle la délation et la répression étaient les mots d’ordre ?

Peu importe, cette déresponsabilisation progressive est témoin de l’effritement du tissu social et la dissolution de notre sens de la communauté, plus spécifiquement dans les grandes villes.

Pourtant, cette position de surprotection par les murs semble être partagée à la fois par le privé, par les professionnels et les membres de l’État. Même quand quelqu’un souhaiterait respecter les lois d’urbanisme préconisant les murs de clôture à 1 min 20 s, tout conspire pour dire à cette personne que c’est une erreur. « Nous, on a un mur de 1 min 20 s, et à chaque fois que quelqu’un vient chez moi c’est la même question : kisa n ap tann pou n monte mi a ? » explique une propriétaire vivant dans une maison depuis plusieurs décennies dans la région métropolitaine.

Cette attitude quasi militaire, héritage d’un passé agité, n’est pas sans conséquence. Elle nous pousse, tout d’abord, à oublier que le domaine public (la rue, le trottoir) ne sert pas simplement de lieu de passage d’un point A à un point B, mais devrait faire figure de lieu de vie, de promenade et d’échanges dans le paysage urbain.

Cette attitude a aussi surtout tendance à transformer le domaine public en un espace de vulnérabilité extrême, surtout pour le piéton qui n’a d’autre choix que de l’emprunter, ce dont profitent les criminels afin d’opérer en toute tranquillité.

L’architecte face à l’insécurité

Toutefois, cette attitude ne devrait pas délester l’architecte de ses responsabilités.

« Le rôle de l’architecte ce n’est pas de rehausser des murs. […] ça c’est le rôle d’un maçon », rappelle Christian Ubertini. Si face à la montée de l’insécurité, de nouveaux services et commerces ont su se développer, l’architecture haïtienne ne s’est pas adaptée à ces nouvelles conditions.

« Il n’y a pas une réaction de l’architecture, il y a une réaction du privé, de la construction, du client qui se protège comme il peut en rajoutant des couches », explique Christian Ubertini.

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Ces solutions palliatives, et ponctuelles, ne sont donc pas des solutions typologiques adressant la question de l’architecture de l’insécurité. Les nouveaux bâtiments créés depuis la montée de l’insécurité ne semblent pas avoir évolué. Ils adoptent le plus souvent une approche classique avec une façade principale dont les grandes ouvertures (qui seront par la suite condamnées par des fers forgés ou même obturées en blocs de béton au moindre incident) ont pignon sur rue. Devant ces nouveaux bâtiments, un mur de quatre mètres de haut est érigé. Le tout sans considérer, en amont (la planification étant après tout le métier de l’architecte), l’hostilité et les nuisances de la rue.

Vers de nouvelles typologies

On peut prendre exemple sur plusieurs villes du Maghreb, dans les pays qui doivent se protéger des rues, où d’autres formes urbaines sont proposées, précise encore Christian Ubertini. Ce sont des villes offrant une typologie en réaction à la rue, où, par exemple, les maisons se collent contre les rues et s’ouvrent sur des passages intérieurs ou encore, font usage de cours comme espace tampon.

L’autre alternative est de proposer une réponse urbanistique créant un environnement sain et vert, afin d’y implanter des bâtiments

Comme en Haïti, les nuisances y sont nombreuses : pollution, bruit, poussière, etc. Des nuisances dans lesquelles prospèrent les acteurs de l’insécurité, phénomène qui constitue, en Haïti, le principal obstacle à une architecture adaptée à notre climat : une architecture tropicale, climato-responsive, verte et poreuse. Mais surtout une architecture adressant en même temps, et non un à la fois, les multiples risques propres au territoire dans lequel elle s’implante : tremblements de terre, inondations, cyclones, insécurité, etc.

Par exemple, pourquoi construit-on encore, toutes classes sociales confondues, des bâtiments dont les fenêtres sont excessivement hautes, rendant ainsi l’intérieur sombre et mal aéré, mais surtout rendant la sortie en cas de catastrophe (comme un séisme), quasi impossible ?

Il existe bel et bien des modèles urbains et des typologies de l’habitat à développer afin de prendre en compte ces agressions, et de développer une manière de vivre mieux adaptée à notre climat. Il revient aux architectes de se pencher sur la question et de développer une architecture qui saurait se prémunir de toutes ces agressions simultanément. Il revient aussi aux Universités formant notre relève architecturale de la préparer aux enjeux auxquels fait face notre bâti.

Redéfinir le vivre-ensemble

L’autre alternative, à défaut de se prémunir contre un climat agressif, est de proposer une réponse urbanistique créant un environnement sain et vert, afin d’y implanter des bâtiments.

En effet, on remarque de plus en plus la prolifération de communautés fermées dans la région métropolitaine.

Certains, existant depuis plusieurs années, proposaient, à l’origine, une nouvelle définition du vivre-ensemble (Tecina, Belvil, Vivy-Mitchell), d’autres sans vision commune auront tout simplement choisi de construire une guérite (protégée ou pas) afin de marquer la délimitation de leur quartier. Ce phénomène ayant pour conséquence de fermer à la circulation publique certaines zones ou de décourager le transit des automobiles à travers leurs quartiers par plusieurs outils (guérite, multiples dos d’âne, etc..).

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Dans tous les cas, ces familles auront choisi d’ériger une limite (physique ou pas) entre un environnement agressif et violent et leurs propriétés. Pourtant, même dans ces quartiers, on retrouve des dispositifs de sécurité (murs hauts, gardiens de sécurité, caméras, etc..).

Et plusieurs peinent à maintenir leur définition du vivre-ensemble : les espaces communs y sont souvent abandonnés ou sous-utilisés, les frais d’association de quartier pour l’entretien ignoré par les nouveaux venus, les règles d’urbanisme snobées. À croire qu’il ne suffit pas d’ériger un mur entre nous et « les autres » pour changer notre façon de vivre.

Zones de non-droit, bâtiments fantômes et abandon de l’espace public

Cette ségrégation spatiale, incontournable pour certains (qui peuvent se le permettre), est pourtant le reflet d’un fossé social qui ne cesse de s’agrandir. Ce fossé semble être aussi grand que l’espace entre ces communautés fermées et les zones dites de non-droit est petit.

« La région métropolitaine [à Port-au-Prince] est scindée en deux : tout ce qui est à l’ouest de l’avenue Martin Luther King devient des quartiers de non-droit », explique Rose-May Guignard.

Cet abandon de l’espace public par les citoyens reste et demeure symptomatique du climat de peur et d’insécurité régnant sur la métropole. Il se révèle notamment dans l’exode massif des propriétaires et grands commerçants du Centre Ancien de la Ville de Port-au-Prince ayant abandonné leurs propriétés et fui vers d’autres communes jugées plus calmes (Pétion-Ville, Delmas, etc.). Mais ces derniers ne baissent pas les bras. Par exemple : nombre d’entre eux ont créé l’association SOS Centre-Ville dont la mission est de mettre en avant une vision ambitieuse et durable pour la réhabilitation du Centre-Ville et de ces nombreux bâtiments fantômes. À commencer par inciter l’implication de l’appareil de l’État dans la redynamisation et la protection de ces quartiers devenus de non-droit.

Une gouvernance locale à renforcer

Si le bâti haïtien fait, par définition, face à de multiples aléas, il subit également les conséquences d’une vulnérabilité additionnelle : la vulnérabilité institutionnelle. On remarque de plus en plus l’absence des services fournis par l’État (électricité, entretien des routes, approvisionnement en eau, etc..) dans la plupart des quartiers de la zone métropolitaine. Cet abandon par l’État de l’espace public de jour et de nuit tend à solidifier l’insécurité, selon Rose-May Guignard.

Cette insécurité des ressources profite à plusieurs offrant des options alternatives créées un phénomène d’îlot dans lequel la classe moyenne reproduit les services défectueux de l’Etat en vase clos. À l’instar d’oasis éparpillées dans un désert étatique, chaque ménage (encore une fois qui peut se le permettre) s’équipe d’une génératrice, d’un réservoir avec pompe, etc.

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Le confort dudit ménage équivaut ainsi à sa capacité à dupliquer tous les services (ou presque) devant être fournis par l’État. Ainsi, des communautés entières créent leur propre écosystème de ressources, fonctionnant de manière complètement autonome par rapport aux services publics ; et déresponsabilisant du même coup la machine de l’État. Mais cette insécurité, pour des familles défavorisées, tend plutôt à abandonner des populations entières aux mains de gangs, en créant une monopolisation anarchique de ces ressources.

« Le nettoyage des rues se fait moins fréquemment, l’approvisionnement en eau pour la plupart de ces quartiers est contrôlé par les gangs, tous les services disparaissent. Quand tu as des nids de poule, ça prend six mois […] pour que les Travaux publics [se] décident », rappelle Rose-May Guignard.

Cette démission de l’État est d’autant plus prononcée et généralisée dans les quartiers de non-droit. Toutefois, la frontière entre zones de non-droit et zones réputées calmes semble en transformation de plus en plus rapidement. Dans son article datant de 2015, intitulé « Bringing Down the Walls », l’architecte Nathalie Jolivert citait Pacot comme le quartier attitré des gingerbreads, ces bâtiments aux jardins luxuriants et aux structures en bois, témoins d’un passé serein et ayant résisté au tremblement de terre du 12 janvier 2010.

Ce quartier résidentiel réputé calme, est à présent propice aux embuscades : les nids de poule y sont nombreux, l’espace obscur, sans oublier les murs de six mètres de haut qui dénotent de l’absence du citoyen. Ces corridors de la Mort orchestrés par l’abandon conscient et progressif de l’État (et du Citoyen qui y est contraint) sont devenus les espaces de travail de prédilection des criminels.

Un territoire aux vulnérabilités multiples

Cette course vers la sécurisation du bâti est en contradiction directe avec les nombreuses autres vulnérabilités auxquelles nous faisons face sur le territoire national (inondations, séismes, cyclones). « Et si on cartographiait tous les risques, tous les aléas auxquels fait face le territoire ? » suggère Guerline Jean, doctorante se penchant sur la question de la caractérisation des vulnérabilités de Port-au-Prince. Une approche académique pourrait ainsi nous aider à comprendre comment se construisent les vulnérabilités propres au contexte haïtien.

Déjà qu’il aurait fallu, un peu après le 12 janvier 2010, devenir des experts de l’architecture parasismique, ce qui, vous le conviendrez est loin d’être le cas. Il nous faut à présent être conscients de la multiplicité des risques auxquels nous sommes exposés, afin de pouvoir les adresser de manière systémique.

Cette urbanisation anarchique que connaît la Ville Haïtienne, délaissée par les pouvoirs publics, est avant tout le reflet de la condition haïtienne. Oui, les architectes doivent se pencher sur de nouvelles typologies et de nouveaux modes urbains, mais le lien entre vulnérabilité, pauvreté et aléas demeure et doit être à tout prix adressé.

Sinon, nous continuerons, faute de bonne gouvernance locale, et faute d’avoir redéfini un vivre-ensemble, à fuir nos trottoirs convertis en piège à souris et construire nos bunkers respectifs qui se transformeront inévitablement en cercueils impénétrables.

Isabelle Alice Jolicoeur, architecte

Isabelle Alice Jolicoeur est une architecte pratiquant en Haïti. Elle est détentrice d’une Maîtrise en Architecture de l'Université de Montréal. A travers l’enseignement ou encore la création, en 2015, de la plateforme Aetypik (vitrine virtuelle et incubateur d'initiatives formatrices et inspirantes pour professionnels et grand public), elle a une mission: faire valoir l'architecture, et la créativité en général, comme outil indispensable au façonnement d'une société durable.

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