ÉCONOMIEInsecurité alimentaire

Haïti doit-il remettre sur pied son Magasin d’État ?

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Les magasins de l’État vendaient principalement la production nationale

Alors qu’Haïti traverse une grave crise alimentaire, Mireille, 78 ans, se souvient, comme beaucoup d’autres, des «prix assez abordables» de la plupart des produits de première nécessité sous la dictature des Duvalier grâce au pouvoir de stabilisation attribué aux magasins de l’État.

La septuagénaire appelle à un renouveau de l’initiative qui, historiquement, a commencé au lendemain de l’indépendance d’Haïti. Cependant, des experts invitent à la prudence : le contexte économique qui avait donné à l’État presque le plein contrôle sur l’économie a changé.

«Le concept de Magasin d’État n’est plus adapté au contexte géopolitique actuel», analyse l’économiste Eddy Labossière dans une interview accordée à AyiboPost.

Dans la configuration actuelle, «le business revient» au secteur privé et l’État se contente de jouer son rôle régulateur à l’aide de lois sur la compétition, la concurrence et le prix afin de s’ériger comme gendarme du marché pour établir l’équilibre entre le secteur privé et les consommateurs, analyse Labossière.

Des experts invitent à la prudence : le contexte économique qui avait donné à l’État presque le plein contrôle sur l’économie a changé.

Selon les historiens, les magasins d’État ont connu trois moments historiques en Haïti. Sous Jean Jacques Dessalines, entre 1804 et 1805,  «chaque division militaire devait disposer d’un magasin d’État pour stocker des denrées et les redistribuer», raconte l’historien Dérinx Petit-Jean. À cette époque, où l’État était le principal acteur de l’économie et du commerce, cette décision visait à réguler les prix et à empêcher les commerçants consignataires et négociants d’exploiter le marché haïtien sans tenir compte des intérêts des consommateurs.

Le deuxième moment survient avec l’accession au pouvoir de Sylvain Salnave entre 1867 et 1869. Le chef d’État souhaitait permettre au peuple de se ravitailler dans une période de grande précarité. Cette décision a suscité la colère de la classe possédante, et Salnave a été exécuté par la suite lors de troubles politiques.

Les magasins d’État réapparaissent sous le gouvernement de François Duvalier. Selon l’historien Dérinx Petit-Jean, «le retour de cette institution ne représente pas un acte de générosité». Il s’agit plutôt d’une «dynamique internationale des États capitalistes visant à fournir certains services à la classe populaire, opprimée par la bourgeoisie internationale, afin de contrer le courant communiste qui prônait l’émancipation des couches populaires».

Le concept de Magasin de l’État n’est plus adapté au contexte géopolitique actuel

– Eddy Labossière

Jeannot Cyriac, un ancien camionneur, avait l’habitude de fréquenter le magasin de l’État au bas de la ville de Port-au-Prince. «Je m’y rendais pour faire des provisions pour ma fille, témoigne l’octogénaire. C’était l’endroit où les produits se vendaient à meilleur prix.»

Les magasins de l’État vendaient principalement la production nationale. D’après l’agronome Max François Millien, un cadre retraité du ministère de l’Agriculture, Haïti était autosuffisant dans plusieurs produits. De plus, l’État développait une certaine technique pour conserver les surplus dans des silos.

«En cas de sous-production, le Ministère du Commerce délivrait des permis d’importation», déclare Millien. «Cependant, cela se faisait en fonction d’un quota bien défini. Les importateurs ne pouvaient pas dépasser la quantité fixée par l’État ».

Les magasins de l’État sous Duvalier étaient un instrument de corruption pour l’équipe au pouvoir, selon des historiens.

Aussi, l’État jouait à la fois le rôle de régulateur et de concurrent. «C’est ce qui explique la stabilité des prix sur le marché à cette époque, dit l’ancien cadre qui a travaillé dans l’administration publique sous la présidence de Jean-Claude Duvalier. «Les ménages s’approvisionnaient avec beaucoup plus de facilité.»

Cependant, selon des historiens, les magasins de l’État sous Duvalier étaient un instrument de corruption pour l’équipe au pouvoir. «Les profits n’alimentaient pas le trésor public», déclare l’économiste Eddy Labossière, qui propose aujourd’hui la mise en place d’une banque de développement par l’État haïtien afin de faciliter des prêts à quiconque ayant des projets valables.

Selon la Coordination nationale de la Sécurité alimentaire, 4,9 millions d’Haïtiens sont en insécurité alimentaire et nécessitent une aide humanitaire d’urgence.

Lire aussi : Aux origines de la crise alimentaire en Haïti

Le pays a été confronté à des épisodes de famine sous les Duvalier. Cependant, des spécialistes attribuent la situation actuelle à un manque d’investissement dans l’agriculture après la chute de la dictature, à une démographie galopante et à la mise en œuvre à partir des années 1980 des Programmes d’Ajustement structurel (PAS). Ces programmes ont imposé à l’État de libéraliser le commerce en réduisant les barrières tarifaires et de liquider ses entreprises.

En réalité, à partir de 1975, le monde capitaliste a connu un autre tournant mettant fin à l’État providence qui investissait dans le social, selon Petit-Jean, professeur à l’Université d’État d’Haïti.

Pour réaliser ce projet, indique Dérinx Petit-Jean, le Conseil de Modernisation des Entreprises publiques (CMEP) a été mis en place. Sa mission principale était de privatiser les services et les entreprises.

Il faut penser à l’augmentation de la production, ensuite à la conservation des surplus.

C’est dans ce contexte que le magasin de l’État a disparu, tout comme d’autres entreprises publiques à vocation sociale telles que la cimenterie d’Haïti, la minoterie et l’aciérie d’Haïti, qui avaient la même mission d’équilibrer les prix sur le marché et de concurrencer les produits importés.

Lire aussi : Pourquoi trois entreprises de l’État haïtien se retrouvent aux mains du secteur privé ?

«Il faut envisager l’augmentation de la production, puis la conservation des surplus», déclare l’agronome Max François Millien, ancien responsable du Service de production animale et vétérinaire au sein du Ministère de l’Agriculture, des Ressources naturelles et du Développement rural. Selon Dérinx Petit-Jean, il est nécessaire d’avoir un gouvernement bénéficiant d’un ancrage populaire, capable de prendre des mesures anti-impérialistes et anticapitalistes afin de briser les forces politiques néolibérales dans le pays.

Par Rolph Louis-Jeune

© Image de couverture : freepik


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Louis-Jeune est journaliste à AyiboPost depuis avril 2023. Il a fait des études en philosophie et en science politique à l'Université d'État d'Haïti.

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