Dans des capsules vidéo, coronavirus et sujets politiques s’entremêlent, le tout teinté de poésie
Dans une pièce à demi-éclairée par la faible lumière d’une lampe torche, Eliezer Guerismé, acteur, se tient torse nu devant une table. Sur cette table en bois défilent des objets les uns plus saugrenus que les autres : un téléviseur dont l’écran reste obstinément noir, des téléphones fermés, des chargeurs, une bougie. « Il n’y a pas de courant, mais c’est dans nos têtes qu’il fait noir », entend-on.
Dans une autre capsule vidéo, une figue banane recouverte d’un préservatif est insérée à répétition dans un gallon jaune, symbole national de la rareté de gazoline. « Nous avons planté des bananes, nous récoltons des pompes à essence », dit la voix qui accompagne les images.
On pourrait ainsi décrire d’autres scènes, d’autres images qui frappent, qui choquent. Des images comme celles de la gourde qui se pend à une corde parce que le dollar l’étouffe. Du prisonnier victime de détention préventive prolongée, qui tourne en rond dans sa cellule trop petite.
Elles proviennent toutes de Ti Seri Ayiti, une collaboration entre BIT-Haïti, célèbre surtout pour son théâtre de rue, et le Kit, association de professionnels de l’audiovisuel, responsable entre autres de la semaine du documentaire. Ti Seri Ayiti est le moyen qu’ils ont trouvé pour mettre des mots et des images sur des réalités qui dérangent, en temps de pandémie, mais pas seulement.
Déconfiner les esprits
La conception de Ti Seri Ayiti a commencé comme un projet de création dont personne ne soupçonnait l’ampleur. « Samuel Suffren — un réalisateur qui prend part à l’initiative — et moi avons voulu créer quelque chose, dit Eliezer Guerismé. Puis rapidement d’autres acteurs ont commencé à y prendre part, tant dans le pays qu’à l’extérieur. »
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Dans ces microfilms qui durent entre 1 minute 30 secondes et 3 minutes 30 secondes, le spectateur peut admirer le travail d’une dizaine de personnes. Ils en sont à leur quinzième épisode. « Nous nous inspirons de l’actualité, poursuit le comédien. C’est une grosse somme de travail. L’écriture du texte peut prendre une semaine, le tournage et le montage prennent deux jours en plein. »
Mais, si le projet est né à la faveur du coronavirus, il compte aller bien au-delà de la pandémie, ce lòk mondyal comme ils l’appellent. « Nous n’allons pas rester confinés dans nos têtes, dit Samuel Suffren. Dès le début, l’intention n’était pas de faire de la sensibilisation. Nous vivons une époque préoccupante, mais nous abordons d’autres thèmes qui ne sont pas le virus. »
Provoquer des réactions
Parler de taux de change, de stations à essence qui se taillent une place de choix dans notre économie, c’est s’engager en tant que citoyen. C’est un acte politique. Samuel Suffren en est bien conscient. « Nous savons que nous prenons position, explique-t-il. Nous ne racontons pas une réalité dont on reste éloigné. Les outils techniques et artistiques sont des outils politiques. Sinon l’art ne servirait pas à grand-chose. »
En prenant position, ils proposent une vision du monde à ceux qui visionnent les vidéos. « Dans notre façon de filmer, dans nos images, nos mises en scène, nous savons quel message nous souhaitons faire passer. Mais finalement, les gens peuvent avoir des réactions différentes. Dès que nous avons fini de créer, rien ne dépend plus de nous », dit le monteur de Ti Seri Ayiti.
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Selon Eliezer Guerismé, l’écriture scénique des capsules répond toujours à trois grands points qu’il essaie d’adresser de son mieux. « Il y a d’abord ce qui nous intéresse, affirme-t-il. Nous parlons de choses auxquelles nous portons un grand intérêt. Deuxièmement, nous pensons à ce qui intéresse le public. Pour finir, nous essayons de réfléchir à ce qui ne l’intéresse pas, dont il n’a pas peut-être même pas conscience. Par exemple, pour la détention préventive prolongée, les gens ne pensent pas souvent au volet de la réinsertion. »
La force des réseaux sociaux
Contrairement aux pièces jouées en salle, le public de Ti Seri Ayiti se sent plus facilement indigné après chaque capsule. « Nous décrivons des réalités qui sont dures, dit Eliezer Guerismé. Nous racontons des histoires tristes, mais c’est ce que tout le monde vit. Et ces réalités frappent de plein fouet. »
C’est aussi grâce à la force des réseaux sociaux, selon le comédien. « Les gens sont libres de communiquer, après le visionnage d’une vidéo, pense-t-il. Contrairement à une salle de spectacle, ils peuvent immédiatement faire passer leur point de vue, échanger entre eux. Et si leurs propos ne sont pas haineux, nous ne les effaçons pas. »
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Les vidéos sont bien reçues par les internautes. « Quand ils réagissent, dit Samuel Suffren, on sent qu’ils nous comprennent. Ils auraient eux aussi pu écrire les textes de Ti Seri Ayiti, bien que nous proposons une approche poétique. Et même quand nous proposons des images qui ne sont pas visuellement poétiques, nous sommes compris. »
Selon Guerismé, il prend de son temps pour toujours lire les commentaires : « En général, les gens mettent des légendes quand ils partagent nos vidéos. Et là, leurs paroles sont un prolongement de nos mots, ils vont même plus loin parfois. »
BIT bientôt
Les spectacles de rue, popularisés par BIT Haïti, ressemblent à leur manière à ce que propose Ti Seri Ayiti, reconnait Eliezer Guerismé. Mais produire un spectacle de rue est compliqué. « Cela prend du temps, explique-t-il. Il faut du temps pour se faire oublier aussi. »
La compagnie est ainsi allée à Carrefour trois fois pour se produire, avant la pandémie, mais a dû renoncer au final. « Nous étions préparés, en costumes, motivés, mais nous nous sommes rendus compte à chaque fois que la rue n’était pas encore prête à nous recevoir », explique l’acteur.
Et de la même façon qu’il fallait s’adapter avant la pandémie, à des réalités comme les rues sales, pour produire des spectacles qui dénoncent cette situation, de même faudra-t-il s’adapter après le coronavirus. « Nous recommencerons nos spectacles quand nous sentons qu’ils seront bien reçus par la rue, dit Eliezer Guerismé. Ce qui veut dire aussi que dès demain, nous pouvons recommencer. »
Jameson Francisque
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