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Tessa Mars: « Ma préoccupation première est de comprendre le fonctionnement du monde autour de moi »

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Tessa Mars est actuellement en résidence artistique à l’Académie royale des beaux-arts d’Amsterdam (Rijksakademie van beeldende kunsten) pour une durée de deux ans

Formée en Arts plastiques à l’Université de Rennes 2, Tessa Mars est l’une des voix résonnantes de la Caraïbe. Elle a participé à plusieurs expositions collectives dont la 10th Berlin Biennale  «The good Fight», We don’ t need another hero, en 2018 à Berlin en Allemagne. L’année dernière, elle était à Cuba pour la Visionary Aponte : Art and Black Freedom. «Island Templates».

La dernière exposition individuelle de Tessa Mars à la Maison Dufort (Haïti) en 2019 revisite les rapports en Haïti souvent marqués par la violence, l’injustice, l’histoire nationale. Nous l’avons rencontrée afin d’échanger autour de son parcours et de sa carrière artistique.

Tessa Mars, vous êtes actuellement en résidence artistique pour l’année 2020 à l’Académie royale des beaux-arts d’Amsterdam (Rijksakademie van beeldende kunsten) au Pays- Bas. Est-ce que cette résidence artistique vous apporte un regard neuf sur la façon de voir votre travail de créatrice ? Qu’est-ce qu’elle vous apporte ?

Tessa Mars : Ma résidence à Amsterdam est avant tout l’opportunité d’approfondir ma recherche tant au niveau théorique que technique. Ici j’ai la possibilité d’accéder à des ressources qui jusque-là ont été hors de ma portée. Des ressources techniques et du savoir-faire à travers des ateliers spécialisés d’ébénisterie, de mécanique, un laboratoire de peinture et de nouveaux médias et une bibliothèque achalandée. J’ai l’accès aussi à des artistes résidents qui viennent du monde entier, avec qui je peux rentrer en dialogue et échanger des idées.

La Rijksakademie propose un programme de support critique à travers des visites d’atelier avec des artistes professionnels plus avancés dans leur carrière artistique.

Cette résidence c’est aussi du temps, deux ans pour expérimenter, penser et pousser ma carrière le plus loin que possible. Ce n’est pour moi pas un nouveau regard, mais un approfondissement de mon propos.

La pandémie du Covid-19 frappe de plein fouet l’Europe et le reste du monde. Entre confinement, restrictions de libertés d’action et tragédies humaines. Comment vivez-vous ce drame — mondial / intime— dans votre création ?

La pandémie affecte les sociétés de façons différentes, les individus aussi. En Europe, les Pays-Bas sont moins touchés que d’autres et les mesures de prévention sont peut-être un peu moins sévères et policées qu’ailleurs, mais elles constituent quand même un changement drastique dans le mode de vie. L’adaptation a été difficile pour moi à plusieurs niveaux, d’abord parce que je venais d’arriver et n’avais pas encore établi des repères solides ou un réseau de support avec mes pairs. J’ai souffert des moments de grande solitude durant lesquels paradoxalement j’ai trouvé difficile (mentalement) de garder le contact avec mes proches. J’ai eu aussi beaucoup de mal à gérer mes attentes par rapport à l’impératif de “produire” et l’idée de “temps perdu” qui sous-tend les sociétés libérales. Même les artistes n’échappent pas au système. J’ai dû remettre en question mon rapport au travail afin de retrouver un plaisir simple dans des gestes de création qui nourrissent l’esprit, le corps. J’ai donc très peu peint durant toute la quarantaine, mais j’ai fabriqué des objets en papier mâché et me suis amusée à créer des petits films.

Vous aviez été victime d’un accident de circulation en 2012 et vous affirmez que le rapport que vous entreteniez avec votre corps a changé à partir de ce moment-là. Voudriez-vous y revenir et nous parler de l’avant et après cet accident ?

L’accident (2012) m’a confronté avant tout à ma mortalité. Je sais maintenant qu’il est facile de mourir, je sais aussi après tant de temps passé dans la douleur et dans un fauteuil roulant à quel point j’ai pris comme acquis un corps qui fonctionne bien. J’ai dû faire le deuil de cet avant dans ma chair et accepter une transformation irrémédiable de ma chair. À partir de ce moment un processus d’acceptation et de gratitude se met en place, de confort également, de paix. Je vais chercher à traduire ce confort en peinture à travers mes premiers autoportraits en 2015 et ce processus se complique pour aboutir à la création de Tessalines. Je pense que je suis devenue vraiment adulte à partir de cet accident. Il m’est arrivé avant d’avoir peur de ne rien trouver à dire dans mon travail. Après l’accident, j’ai trouvé mon urgence de créer, mon propos, ma méthode et maintenant un tel souci me paraît tout à fait incompréhensible.

Vous aviez fait notamment des études en arts visuels en France à l’Université Rennes 2 en 2006 et vous aviez lancé votre carrière artistique en 2008 avec votre participation  au 5e Forum Transculturel d’art contemporain de Port-au-Prince organisé par AfricAmerica. L’accident constitue un moment charnière dans votre travail artistique qui vous a permis d’explorer de nouvelles facettes dans votre art. Y’a-t-il d’autres moments marquants dans votre carrière ?

Les moments qui m’ont le plus marquée récemment ont été des moments de rencontre avec des individus, artistes ou pas, qui m’ont poussé par leur propos et leurs expériences vers de nouvelles pistes de recherche. En 2016 par exemple, j’ai rencontré lors d’une résidence à Aruba, une jeune femme haïtienne, Dieunie, qui va prendre le temps de me parler de sa vie sur l’île et de la communauté haïtienne sur place. À partir de ce moment, je vais m’intéresser de près à une certaine « expérience haïtienne » du monde en-dehors de nos frontières géographiques. C’est quelque chose qui est toujours au cœur de mes préoccupations.

Revenons sur l’exposition de l’année dernière que vous aviez donné à la maison Dufort « Île modèle, manman zile, island template », 70 tableaux où vous aviez revisité les rapports marqués en Haïti par la violence, l’injustice, l’histoire nationale et aussi votre histoire. Qu’est-ce qui nourrit votre création artistique ?

Je pense ma pratique artistique comme un processus visuel de réflexion. Mes oeuvres sont autant d’idées que je tente d’articuler et à travers les années, on peut suivre la progression de mon questionnement, de ma pensée, de mes intuitions. Ma préoccupation première est de comprendre le fonctionnement du monde autour de moi, de saisir les rapports de forces qui façonnent la société dans laquelle je vis, le pays, la région, le monde, mais aussi les individus. Il s’agit d’identifier des modèles, des histoires communes, des tendances.

L’un de mes propos dans l’exposition était de dire qu’au-delà de la spécificité de notre histoire haïtienne, ce qui nous arrive n’est pas unique et est au contraire tout à fait aligné avec le projet de modernité/colonialité. Cette même violence et cette même souffrance sont reproduites dans de nombreux ailleurs proches ou éloignées de nous. Au-delà du constat, il m’intéresse d’explorer les sources de forces que nous avons en nous et qui nous permettent de continuer d’avancer et qui nous permettront de transformer notre futur.

Comment procédez-vous pour créer une oeuvre ? Qu’est-ce qui constitue votre démarche artistique ?

Les idées/images me viennent de façons différentes ; au cours de mes lectures, de conversations, de passage sur les réseaux sociaux, de rencontres… Je prends des notes, cherche des images de références et produis quelques ébauches. Après je me lance dans la production à proprement parler. J’ai généralement toujours un plan d’attaque avant de commencer même si en fin de compte le résultat est toujours complètement différent de ce que j’avais imaginé au départ.

Comment est née votre vocation d’artiste ?

Il n’y a pas eu pour moi un grand moment de révélation. J’ai toujours été plutôt créative, mais cette créativité ne s’est pas toujours manifestée à travers des activités artistiques. Petite, j’aimais beaucoup la boîte à outils de mon père, aussi dès qu’il y avait quelque chose à réparer j’allais chercher la boîte pour essayer de le faire toute seule. J’aime résoudre des problèmes avec mes mains et j’ai toujours été encouragée dans mes expériences par ma famille. Au moment de choisir une filière d’étude, j’ai choisi les arts plastiques sans vraiment savoir à quoi m’attendre. Je ne pense pas avoir vraiment compris dans quoi je me lançais à ce moment-là. Ça m’a pris beaucoup de temps avant d’être réellement convaincue que j’étais une artiste et que je ne voulais rien faire d’autre. En regardant en arrière je me rends compte évidemment que beaucoup d’éléments différents se sont mis en place et m’ont conduit à cette destination.

Avez-vous des peintres ou autres créateurs qui vous ont influencé (ou vous influencent) dans votre travail ? Des artistes contemporains qui vous inspirent le plus ?

De nombreux artistes m’inspirent et m’incitent à continuer de travailler, certains que j’ai rencontrés en personne, d’autres dont je connais le travail virtuellement. Beaucoup de femmes caribéennes comme Kelly Sinapah Mary de Guadeloupe, Ebony G. Patterson de Jamaïque ou encore feu Belkis Ayòn de Cuba, mais aussi des artistes d’ailleurs comme Felipe Baeza du Mexique ou Naudline Cluvie Pierre des États-Unis. Une œuvre qui a marqué mon enfance c’est le « Grand maître » d’Hector Hyppolite. Cette œuvre était en couverture d’un catalogue de peinture haïtienne avec lequel j’ai grandi et m’a laissé avec l’idée qu’une toile devait vous prendre aux tripes. Ce personnage majestueux avec son visage improbable est resté un compagnon bien réel pour moi.

Que retrouve-t-on dans votre atelier de travail ?

Tout un désordre de papier et de boites en carton empilés pêle-mêle un peu partout. Mon bureau est lui aussi chargé de feuilles, croquis et objets divers : tasses vides, bouilloire, une paire de chaussures… Mon “coin” travail à proprement parler est l’espace le plus ordonné de l’atelier, mes toiles, canevas vierge, et rouleaux de papier sont soigneusement posés contre les murs, mes tubes de peinture, mes pinceaux et sceaux sont également bien rangés. En ce moment, l’objet le plus insolite dans mon atelier est un grand masque blanc en papier maché posé sur un porte-manteau.

La dernière question pour conclure:  j’aimerais vous demander en tant qu’artiste-plasticienne, tenteriez-vous parfois de définir votre art ?

Franchement, je n’y pense pas vraiment. Je sais que je suis une artiste, que je communique à travers des objets que je crée. Que je m’investis à être le plus fidèle à moi-même dans ce travail, que parfois ça marche et que parfois j’échoue. Que dans l’art comme dans tout autre chose on peut toujours faire mieux.

Amateur de jazz, de vin et passionné de la littérature, Ervenshy Hugo Jean-Louis a été l'un des lauréats du concours international de poésie Africa-Poésie à Yaoundé. Il publie quelque fois des nouvelles et des poèmes qui apparaissent dans des recueils collectifs et des revues en Haïti et ailleurs

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