Deux rapports non publics, ainsi que des entrevues exclusives menées par AyiboPost avec des acteurs sur place, permettent de comprendre, comment des milliers de prisonniers ont pu s’échapper du plus grand centre carcéral du pays, au début du mois de mars
Des tirs sporadiques résonnaient à des intensités plus ou moins appuyées dans les parages du pénitencier national, une semaine avant l’évasion.
Les bandits avaient également communiqué sur internet leur intention de prendre d’assaut la plus grande prison d’Haïti.
Et, le 2 mars 2024, ils atteignent leur objectif dans un noir d’encre, des traînées de feu et un concert funeste de tirs assourdissants.
Deux rapports non publics, ainsi que des entrevues exclusives menées par AyiboPost avec une douzaine de responsables, d’acteurs sur place et dans les parages, permettent de comprendre, comment des milliers de détenus ont pu s’échapper du plus grand centre carcéral du pays, dans l’évasion la plus importante de la décennie.
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Bien avant l’attaque, un enregistrement audio fuite. Dans la bande sonore de six minutes et neuf secondes, plusieurs individus discutent ouvertement des meilleurs moyens pour «prendre le pénitencier».
Cette bande sonore, largement diffusée sur WhatsApp était transférée à au moins un des responsables de la Direction de l’Administration Pénitentiaire (DAP), constate AyiboPost.
Les tirs sporadiques, ainsi que des affrontements directs avec la police, se sont intensifiés dans les parages de l’institution à partir du 28 février, selon un des deux rapports.
Le lendemain, une détenue qui devait se rendre au tribunal était restée coincée dans la prison jusqu’à huit heures du soir. Elle quittera la zone grâce à l’intervention d’un blindé.
Le samedi de l’attaque, la majorité des employés, policiers et personnels administratifs, ne s’étaient pas présentés à leurs postes. La situation de tension aux alentours de la prison depuis plusieurs jours était présentée comme excuse par la plupart d’entre eux.
Selon un des responsables du pénitencier, environ 70% de la quarantaine d’employés, dont des policiers, n’étaient pas à leurs postes d’après la liste de présence du jour. Il n’est pas clair si d’autres employés étaient en retard, et n’avaient pas inscrits leurs noms.
Des tirs puissants sifflaient dans toutes les directions aux alentours du pénitencier dans l’après-midi du 2 mars. Aux environs de 6h15, des policiers en soutien aux agents de la DAP «se sont déplacés», peut-on lire dans un rapport communiqué au directeur de l’administration pénitentiaire.
Des blindés de la police dans les parages se désengagent, dans l’intervalle.
«Il fait noir et les blindés ont dit qu’ils n’en pouvaient plus», avait déclaré à AyiboPost un policier sur place, le soir même.
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Une source à la Direction départementale de l’Ouest (DDO) de la police au niveau du Champ-de-Mars, confirme pour AyiboPost la venue à l’institution d’un groupe d’agents du pénitencier aux environs de l’heure indiquée dans le rapport.
«Plus d’une demi-douzaine d’agents sont arrivés», déclare le policier à AyiboPost. «On voulait les renvoyer au pénitencier avec un blindé, mais ils refusaient d’y retourner », selon ce policier, témoin de la scène.
Selon un des deux rapports obtenus exclusivement par AyiboPost, l’assaut décisif commence à 7h40.
Bien avant, un des responsables affectés au pénitencier appelle et envoie une demande de renfort via WhatsApp à Pierre René François, le directeur de la DAP. Cette demande est restée sans réponse.
Contacté par AyiboPost, le directeur Pierre René François nie l’existence de messages ou d’appels à l’aide.
«Pas d’appel, pas de messages», déclare François à AyiboPost. «Les agents, dit-il, n’avaient donné aucun signal de détresse et n’ont fait aucun appel pour dire qu’ils allaient désengager.»
Cependant, selon le directeur, «on peut quand même comprendre la situation. Ce n’était pas facile à gérer pour eux.»
Bien avant l’attaque, un enregistrement audio fuite. Dans la bande sonore de six minutes et neuf secondes, plusieurs individus discutent ouvertement des meilleurs moyens pour «prendre le pénitencier».
Les bandits lancent un dernier assaut !
Une confusion, mêlée d’excitations et de peurs, règne à l’intérieur de la prison, alors que dehors, la mitraille s’accélère. Selon plusieurs prisonniers sur place, beaucoup de détenus étaient déjà hors de leurs cellules, bien avant l’évasion.
Dans son rapport, un des responsables présent ce soir écrit avoir regardé la scène «de manière rationnelle». Après le départ des agents de soutien vers six heures, les autres «n’ont pas pu résister aux assauts répétés des assaillants».
Un peu plus tôt, les bandits avaient capturé des images de la prison avec un drone. Une des vidéos commençait à circuler largement via WhatsApp.
Face à ce qu’un responsable sur place appelle dans son rapport un «danger imminent», il dit s’être «mis à couvert. Et les policiers de la DAP qui étaient dans des points stratégiques, façades interne et externe, ont dû également se mettre à couvert.»
C’est alors que la prison commence à se vider de ses occupants.
«Les bandits avaient leur plan, la police n’en avait pas», avait dénoncé à AyiboPost un autre policier dans les parages du centre carcéral, lors de l’évasion.
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Le lendemain, dimanche 3 mars, des responsables se rendent au pénitencier pour faire le constat des dégâts. La barrière d’entrée principale n’a pas été détruite.
«Toutes les portes des cellules sont restées ouvertes à l’exception de celle où se trouv[ait] le détenu Joseph Félix Badio, incarcéré dans le dossier d’assassinat de l’ancien président Jovenel Moïse», indique un des rapports remis aux responsables de la DAP.
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Selon le bilan du Pénitencier national, obtenu exclusivement par AyiboPost, sur un effectif de 3 696 détenus, seulement 87 ne se sont pas évadés – certains, par manque d’intérêt ou parce qu’ils sont en âge avancé ou malade.
Pour la plupart, ces derniers ont été transférés à la prison de Delmas 33 et à la Direction centrale de la Police judiciaire (DCPJ), le lendemain 3 mars.
Dans une note parue le 10 mars, un syndicat de la police qualifie cette évasion spectaculaire de «complot». Le SPNH-17 réclame des sanctions contre les responsables qui devaient agir pour éviter cet événement, confirme à AyiboPost son conseiller Garry Jean Baptiste.
«Il y a eu connivence au sein de l’administration pénitentiaire nationale», analyse à AyiboPost Samuel Madistin, un avocat influent dont plusieurs clients se retrouvaient au pénitencier.
Réaction similaire de la part de Pierre Esperance, directeur du Réseau national de défense des droits humains (RNDDH). C’était connu que les bandits prévoyaient d’attaquer le centre carcéral, mais «le haut état-major n’a rien fait», dit le défenseur des droits humains. «Seulement Frantz Elbé — directeur de la police — peut donner des explications à la justice : pour moi, ils ont livré la prison aux bandits», soutient-il.
Pour le coordonnateur général du Syndicat national des policiers haïtiens (Synapoha), Lionel Lazarre, il faut des explications concernant l’inaction des responsables face aux demandes de renfort des policiers au Pénitencier national.
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Lors d’un constat effectué au lendemain de l’attaque, des trousseaux de clés de la prison, des uniformes de police ainsi que des documents administratifs ont été retrouvés à même le sol, selon un des deux rapports obtenus par AyiboPost. Les cadenas et barrières pour la plupart étaient brisés.
«On a fait ce qu’on pouvait», déclare à AyiboPost Pierre René François, le directeur de la DAP. «On n’avait pas seulement le pénitencier national à consolider», dit-il. «Il y avait aussi le palais national, la base de l’Unité Départementale de Maintien de l’Ordre (UDMO), le commissariat de Port-au-Prince, l’aéroport… les bandits étaient partout et ce n’était pas facile à gérer.»
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Tout de suite après l’évasion du Pénitencier le 2 mars 2024, la prison civile de la Croix-des-Bouquets a été attaquée le même jour, aux environs de 8h30 du soir, confirme à AyiboPost, le directeur de ce centre, Zao Isaac.
Sur place au moment de l’assaut, le responsable a été atteint d’un projectile au niveau du ventre. Zao Isaac a déjà subi une opération.
Plus de dix jours après son hospitalisation, le responsable révèle n’avoir reçu aucune visite et aucun appel du haut commandement de la police.
Contacté par AyiboPost, le porte-parole de la Police nationale d’Haïti, Garry Desrosiers, n’a pas réagi dans le cadre de cet article.
Depuis le coup réussi au pénitencier, les bandits continuent de mener des attaques ciblées contre des policiers. Une demi-douzaine de stations de l’institution, au moins, ont été attaquées ou incendiées.
Le jeudi 14 mars 2024, c’est la résidence du chef de la PNH, Frantz Elbé, qui a été pillée puis incendiée en partie par les gangs au niveau de La Plaine.
Le syndicaliste Lionel Lazarre considère cette attaque comme un message clair envoyé à tous les responsables du pays : «personne n’est à l’abri».
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Près de deux semaines après l’évasion, un feu d’origine inconnue pouvait être observé à l’intérieur de la prison civile de Port-au-Prince. Les pompiers ont pu l’éteindre à temps, mais, selon un policier affecté au Pénitencier national, l’espace demeure sans aucun dispositif de sécurité, depuis les assauts des bandits armés.
Par Widlore Mérancourt et Rolph Louis-Jeune
Image de couverture : Des agents de l’Administration pénitentiaire nationale (APENA) sont arrivés sur place pour accompagner les sapeurs-pompiers qui allaient tenter d’éteindre l’incendie survenu à la prison près de deux semaines après l’évasion.| © Jean Feguens Regala/AyiboPost
Visionnez ce reportage réalisé par AyiboPost en 2019 sur le problème de la détention préventive prolongée en Haïti:
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