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Et si l’affaire Rutschelle était plus grave que cela ?

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Certains sujets sociétaux pris dans l’engrenage médiatique en viennent à troquer leurs essences au profit d’une modalité du divertissement faisant de la vie privée de certains individus un sujet de débat public. Le cas Roody Rutshelle est la parfaite illustration de la superficialité contemporaine amplifiée par les réseaux sociaux. Il nous enseigne comment un problème de dignité humaine, jeté en pâture aux commentaires salaces peut détourner l’attention du plus grand nombre sur l’urgence de sa résolution pour le développement intégral de la nation. Plus profondément, il s’agit d’évaluer l’importance de la parole individuelle dans les grands forums virtuels. Que vaut l’unanimité quand elle prend ses préjugés pour de la pensée ?

Parler de la violence dans les couples en Haïti relève d’une posture insurrectionnelle. Car, derrière la supposée mode « gason pa bat fanm ankò » se niche une convention tacite légitimant la brutalité sur la femme dans certaines occasions. Ainsi est-il pour l’infidélité ou sa suspicion, l’abandon des enfants ou tout ce qui peut être interprété comme manque d’égard à l’homme. Le mari ou le copain cocu est déshonoré quand la femme trahie est d’emblée suspecte d’incompétence. La littérature féministe parle de société patriarcale où la domination des femmes est instituée en norme. Ce qui explique d’un côté, l’insolence des agresseurs mêlée de satisfaction et de sentiment d’impunité, de l’autre, la honte des victimes qui parfois adhèrent à l’ordre répressif en arguant qu’elles ont peut-être provoqué leurs conjoints. Le sociologue Pierre Bourdieu appellerait cela une violence symbolique.

Or, l’intégrité physique est le droit le plus ultime que puisse détenir un individu. Dans une société soustraite de l’ensauvagement, la violence ne saurait avoir son droit de cité dans la résolution des conflits. Battre sa copine ou sa femme est non seulement une violation de ses droits, mais la preuve d’un certain apprentissage à vivre ensemble incomplet, de l’illusion qu’on peut encore « posséder » une personne humaine au point de vouloir soumettre sa sexualité, ses relations et sa manière d’être !

Il est vrai que le paradigme féministe ne répond pas à tout et que certaines violences au sein des relations privilégiées relèvent de la violence situationnelle de couple où les deux protagonistes sont susceptibles de s’exprimer violemment. Toujours est-il que ce n’est pas Roody qu’on voit, le visage tuméfié, défiguré par la violence et obligé de s’enfuir aux États-Unis comme s’il s’était rendu coupable de quelques crimes ! Ce n’est que sous la pression qu’il a d’ailleurs accepté de s’excuser après s’être évertué à justifier ses forfaits par l’infidélité de son âme sœur.

Pourtant, en l’absence de plainte formelle de la victime, appréhender l’agresseur et contraindre la chanteuse à venir témoigner constituerait pour elle une violence supplémentaire et une immixtion insupportable dans sa vie privée teintée de paternalisme. En plus, l’ampleur hypocrite que prend cette affaire dans le débat public fait courir à Roody le risque d’un procès expéditif où il serait la brebis expiatoire à sacrifier sur l’autel d’une société cautionnant la violence contre les femmes, mais refusant de voir ses motivations dans sa musique, ses proverbes, sa culture et son mode d’organisation.

En somme, cette affaire serait une belle occasion ratée si de sa médiatisation nous n’en faisons pas le prétexte d’un débat national sur la violence exercée contre les femmes. Il est temps de faire savoir (et même enseigner) que la femme, même mariée reste une PERSONNE à part entière, LIBRE comme l’homme d’orienter sa vie et de choisir ses relations. AUCUN motif « raisonnable » ne peut justifier la violence. On gagnerait plus à en faire un des sujets prépondérants de cette insipide campagne électorale au lieu d’agiter les passions homophobes qui font courir le risque d’un lynchage confessionnel à une partie de nos concitoyens ?

Widlore Mérancourt

Image: Rebelle Mag Haiti 

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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