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Docteur, je vous en prie, laissez-moi mourir!

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Le patient agonise. Son état dégénère. Le point de non-retour est quasiment atteint. Il s’en impatiente d’ailleurs. Son corps n’en peut plus. Son esprit et son âme réclament du repos. Ce n’est plus un passage obligé. C’est devenu un passage souhaité, voulu, désiré et rêvé. Il ne peut plus crier, car il n’a plus de voix. Il ne peut plus pleurer, car il n’a plus de larmes. Il ne souffre plus, car il n’a plus de sensibilité. Il ne saigne plus, car il n’a plus de sang. Tout ce qu’il veut c’est partir. Tout ce qu’il veut c’est mourir. La mort est pour lui un utile concept ; probablement la meilleure invention de la vie. Celle qui efface l’ancien pour faire place au nouveau. (Steeve Jobs, 2005) [1]Ce patient, c’est moi, c’est toi, c’est elle, c’est lui. C’est la jeunesse haïtienne. Oui, ce sont tous ces millions de jeunes, à qui on a enlevé le droit de rêver, le droit d’espérer. Bref, le droit de vivre.

Je connais un ami entrepreneur. Il a 29 ans. Hier, il m’a dit ceci : « Je suis à bout de souffle. Je me donne encore deux ans. Autrement, je laisse le pays». Rappelons, tout de même, qu’il est dans les affaires depuis six ans et qu’il possède à son actif « deux camions bascules, une quincaillerie et une superbe Mitsubishi Montero ». J’ai un ami universitaire. Il a 26 ans et est inscrit à un programme de maîtrise. Lui aussi m’a dit: « Je suis épuisé, perdu et déboussolé. Je ne sais même pas quand je pourrai laisser le toit familial et construire ma propre maison ». J’ai un autre ami paysan. Lui m’a dit: « J’attends que mon 8e enfant termine sa classe de rhéto cette année. Après, on part tous pour le Brésil ». Un autre m’a dit: « En 2016, je dois à tout prix être un fonctionnaire de l’État. C’est la seule façon pour moi de m’en sortir ». J’ai des tas d’anecdotes à raconter, les unes plus tristes que les autres. Comme celle d’une jeune demoiselle à Cange (localité aux environs de Hinche) qui m’a dit: « Ici, être infectée du VIH ou avoir de nombreux enfants est une opportunité inouïe pour se procurer un peu d’argent, s’acheter des médicaments, se nourrir, grâce au programme de subvention et d’accompagnement des personnes vulnérables, mis en place par une ONG installée dans la zone. ». Partout c’est la même chanson. Et je me retrouve bizarrement en train de la fredonner: « Haïti, c’est fini. Et dire que c’était le pays de mon premier amour. Haïti, c’est fini »

Plongé dans l’actualité, je m’étouffe. Je perds mes repères. La bêtise est devenue une norme. Combien de fois, ai-je accepté de monter à six dans un petit taxi? Combien de fois, ai-je accepté de me garer pour laisser passer un « officiel » qui roule en sens inverse? Combien de fois, ai-je accepté de vivre dans le black-out? Combien de fois, ai-je accepté de parcourir des kilomètres pour m’acheter de l’eau potable ? Combien de fois, ai-je accepté de supporter le marchand de krèm mayi avec sa musique, devant ma porte sans un mot d’excuses ? Combien de fois ai-je accepté, qu’à côté de ma chambre d’hôpital, une église fonctionne 24/24? Combien de fois, me suis-je vu refuser l’accès au crédit ? Combien de fois, me suis-je acheté des crèmes pour m’éclaircir la peau, car on me dit trop laid ? Combien de fois, ai-je prié le Bon Dieu pour qu’il mettre sur ma route un « Parrain» ou une « Marraine » ? Combien de fois, ai-je eu peur de parler de mes origines ? Combien de fois ai-je rêvé de porter le nom de monsieur X plutôt que celui de monsieur Z ? Combien de fois, ai-je eu à prouver que je ne suis pas un nèg mòn? Combien de fois, ai-je eu à démontrer que je ne suis pas un fils de Pétion ? Combien de fois, ai-je eu à expliquer qu’il existe des hommes et des femmes intègres dans les bidonvilles ?

Le patient tente un dernier cri avant de partir. Il espère qu’un jour, quelqu’un vienne lui dire que le pays a changé. Que les enfants sont allés à l’école. Que la politique est enfin perçue comme l’art de servir et non comme une source d’enrichissement rapide. Que les fils de Pétion et de Dessalines marchent unis, la main dans la main. Que l’État est enfin institutionnalisé. Que la décentralisation économique a enfin vu le jour. Que les paysans cultivent leur terre. Que le riz national est dans tous les plats. Que nos enfants n’ont plus besoin d’aller en République Dominicaine parce qu’ils ont accès à d’excellentes universités ici. Qu’il n’y a plus de coups d’État. Qu’il n’y a plus d’apprentis dictateurs ? Que la nation s’est réconciliée. Que nos entrepreneurs ont accès au crédit. Que notre classe moyenne vit décemment. Que les bidonvilles ont disparu pour faire place à des habitats de qualité. Que nos villes ne sont plus inondées à la moindre averse ? Que les élections se font honnêtement et régulièrement. Que les trois pouvoirs travaillent en harmonie pour le progrès du pays. Que le 12 janvier ne soit plus une date fatidique. Que nous sommes entrés dans la modernité, où règnent la solidarité, la coopération, l’inclusion, la moralité, l’éthique et le respect des normes. Enfin, que « La Dessalinienne » n’est pas qu’un simple hymne.

[1] Extrait du discours de Steeve Jobs, en 2005 à Stanford Univerity

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