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Des sites amérindiens en voie de disparition à Cabaret, selon un archéologue

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Excursion pénible dans la terre cuite et les traces archéologiques haïtiens avec le docteur en archéologie, Joseph Sony Jean

L’archéologue part à la chasse des vestiges matériels de l’existence de l’humanité. Ces traces cimentent l’histoire et la culture des peuples. Et régulièrement, elles permettent de renouveler l’épopée nationale, à la lumière des torches dénichées dans des cavernes ensevelies.

En Haïti, « on a appris que Christophe Colomb a découvert l’Amérique en 1492, alors qu’il y a eu une invasion coloniale », souffle l’archéologue Joseph Sony Jean dans cette entrevue, pour dénoncer le manque d’actualisation des livres d’histoire en Haïti et la désuétude de certaines connaissances populaires.

En vrai, le patrimoine matériel et archéologique du pays disparait silencieusement, faute d’interventions responsables et d’une politique publique cohérente, alliées à un budget solide pour supporter les institutions de gestion de ces précieux biens collectifs.

« Certains sites amérindiens d’Haïti se situent dans la région de Cabaret et sont en voie de disparition, vue l’occupation rapide des lieux, regrette le chercheur postdoctoral à Royal Institute aux Pays-bas. On est en passe de perdre à jamais la localisation des premières traces d’occupation humaine en Haïti. »

Jardin de tabac sur une ancienne habitation coloniale dans la région nord. Photo: Joseph Sony Jean


Pourquoi faut-il parler d’archéologie en Haïti?

L’archéologie est un puissant outil que l’on peut utiliser pour appréhender les différents moments de l’histoire d’Haïti, par le biais de l’étude des preuves matérielles que nos prédécesseurs et ancêtres ont laissées derrière eux. Haïti est l’un des pays les plus riches de la Caraïbe en matière de site archéologique.

Il est difficile pour un site archéologique de se renouveler après sa destruction. Ce n’est pas comme une bouture qui est capable de donner naissance à de nouvelles plantes. Une fois détruit, le contexte historique dans lequel se sont fondées des histoires, des relations humaines, des organisations de groupes sociaux dans le passé, est complètement effacé.

Il est difficile pour un site archéologique de se renouveler après sa destruction. (…) Une fois détruit, le contexte historique dans lequel se sont fondées des histoires, des relations humaines, des organisations de groupes sociaux dans le passé, est complètement effacé.

Il faut rappeler qu’il existe beaucoup de lacunes à combler dans les connaissances sur l’histoire d’Haïti. D’ailleurs, c’est grâce à l’archéologie qu’on peut y arriver. Les sites archéologiques sont les preuves matérielles cruciales capables de faire émerger de nouvelles narrations sur l’organisation sociale des premiers habitants du pays, les conditions matérielles d’existence et de résistance des asservis de Saint-Domingue, etc.

Lire aussi: Les monuments historiques sont source de richesse. Haïti arrive difficilement à les restaurer.

Les autorités haïtiennes ont l’obligation de mettre en place des dispositions fertiles pour la sauvegarde de ce patrimoine qui est actuellement dans l’impasse. Quand on parle de « culture », il ne faut pas se coincer seulement dans des activités événementielles de la culture, il y a aussi un patrimoine en danger à sauvegarder.

Les autorités doivent permettre aux institutions du patrimoine (BNE, ISPAN et MUPANAH) de respecter leurs missions principales qui est la « sauvegarde et la mise en valeur du patrimoine sur tout le territoire », en leur accordant des moyens financiers, techniques et logistiques adéquats pour mener à fond des actions concrètes.

Construction de maison sur les vestiges d’un ancien fort à Port-de-Paix. Photo: Websder Corneille

Qu’est-ce qui pose problème dans la gestion des sites archéologiques en Haïti?

Les problèmes liés à la protection du patrimoine archéologique sont multiples. Il y a particulièrement une absence de politique publique du patrimoine en Haïti. Le patrimoine archéologique comme un des composants du patrimoine culturel est, en fait, éclipsé dans les grandes lignes des rares documents de politique du patrimoine en Haïti.

Un ensemble de mesures légales ont été prises par différents gouvernements dans le passé en faveur de la protection du patrimoine archéologique, on peut citer entre autres, la Loi du 27 juillet 1927 réglementant le service domanial, la loi de 1940 classant comme monuments historiques les immeubles dont la conservation présente un intérêt public, le décret-loi du 31 octobre 1941 relative à la création du Bureau d’Ethnologie, le décret du 5 avril 1979 créant l’Institut de Sauvegarde du Patrimoine national (ISPAN), le décret du 20 octobre 1982 créant Le Musée du Panthéon national (MUPANAH), le décret du 10 mai 1989 définissant le Patrimoine national et la classification des biens culturels, ainsi que la Constitution de 1987.

Il y a particulièrement une absence de politique publique du patrimoine en Haïti.

Ces dispositions légales donnaient lieu à la création des institutions publiques du patrimoine et situaient le patrimoine archéologique dans le domaine public. Elles constituent en même temps la base solide pour mettre en place une véritable politique publique et placer le patrimoine archéologique au centre des processus de sauvegarde et de mise en valeur du patrimoine. Cette absence de politique publique est un handicap majeur au futur positif du patrimoine, surtout pour faire face aux destructions et pillages incessants ainsi qu’aux occupations non contrôlées des sites archéologiques.

Joseph Sony Jean est chercheur postdoctoral à Royal Netherlands Institute of Southeast Asian and Caribbean Studies (Leiden, Payx-Bas)

Les institutions comme le BNE, le MUPANAH et l’ISPAN s’occupent de fait de la sauvegarde du patrimoine archéologique en Haïti, mais elles font face à de sérieux problèmes budgétaires et logistiques. C’est exactement là que se pose un autre problème considérable. Le budget de fonctionnement et d’investissement alloué annuellement à ces institutions ne permet pas de tracer une articulation entre une volonté réelle et des actions concrètes. Installées surtout à Port-au-Prince, ces institutions ne peuvent pas confronter la réalité liée aux différents enjeux relatifs à la sauvegarde du patrimoine, sachant que la majorité des sites se situent à l’extérieur de la capitale.

Il y a aussi une absence en ressources humaines? 

Effectivement, il faut un ensemble de professionnels capables d’exposer leur savoir-faire dans le domaine de l’archéologie de terrain, de la conservation, des musées, etc. Cependant, s’il n’y a pas de volonté manifeste associée à la mise à disposition des moyens logistiques et techniques, même s’il y a des dizaines de professionnels disponibles dans les institutions, on ne verra aucun résultat concret.

Pour que le patrimoine (archéologique) devienne un instrument de l’action publique, les autorités doivent augmenter le budget des institutions et constituer des moyens logistiques adéquats pour permettre aux professionnels de ces institutions (soit dans le domaine du patrimoine mobilier et immobilier, les musées) de mener à bien leur travail et d’assurer les rendements attendus, sinon, la protection du patrimoine (archéologique) restera une expression fashion, sans de véritables actions fertiles pouvant générer des résultats positifs dans le futur.

Vous avez publié récemment une étude scientifique intitulée «Haitian Archaeological Heritage: Understanding Its Loss and Paths to Future Preservation». Pouvez-vous nous dire de façon synthétique de quoi parle ce travail?

C’est un travail réalisé en collaboration avec les archéologues Marc Joseph, Camille Louis et Jerry Michel, le sociologue de la mémoire collective et du patrimoine, sur l’état actuel du patrimoine, particulièrement le patrimoine archéologique en Haïti. Cette étude se veut une contribution critique sur la pratique du patrimoine en Haïti en se focalisant surtout sur les rôles des institutions publiques dans le processus de sauvegarde et de transmission du patrimoine en Haïti.

Ces matériels issus d’un site colonial vont être réutilisés pour construction d’une maison au nord. Photo: Joseph Sony Jean

Vous écrivez : «Les résultats de cette étude ont révélé que la plupart des sites archéologiques qui reflètent la complexité de l’histoire haïtienne ne reçoivent pas beaucoup d’attention dans la politique du patrimoine qui donne la priorité au caractère nationaliste et emblématique des traces historiques.» Pouvez-vous élaborer sur la problématique du caractère nationaliste et emblématique des traces historiques? 

Haïti possède de nombreux sites archéologiques, certains datent d’environ 4000-5000 ans avant notre ère. Certains de ces sites amérindiens d’Haïti se situent dans la région de Cabaret et sont en voie de disparition, vue l’occupation rapide et extensive des lieux durant ces vingt dernières années. On est en passe de perdre à jamais la localisation des premières traces d’occupation humaine en Haïti. C’est vraiment dommage !

Malgré les cris des chercheurs depuis le début des années 1990 sur l’état de conservation de ces sites, il n’y a eu aucun effort pour les protéger contre toute dégradation.

Lire aussi : Plus de 400 œuvres archéologiques haïtiennes volées sont retournées par le FBI

Il existe aussi plein de sites amérindiens, des cimetières d’anciens asservis, des sites subaquatiques et des ruines des anciennes habitations coloniales qui sont en voie de disparition partout dans le pays. Ces traces font partie de notre longue histoire de peuple. Elles doivent être protégées au même titre que n’importe quel autre site.

Malheureusement, les projecteurs se tournent généralement sur certains sites monumentaux datant de la période nationale sans tenir compte de la place des autres composants du patrimoine archéologique dans l’histoire complexe d’Haïti.

Quelle est la condition des sites archéologiques de la région du nord? Quelle est leur place dans les pratiques patrimoniales officielles?

À vrai dire, l’état actuel des sites archéologiques dans les Départements du Nord et du Nord-Est n’est pas différent des conditions délabrantes dans lesquelles se trouvent d’autres sites dans l’ensemble du pays. Pour être très court, je dirais qu’il n’y a pas que le Parc Historique National dans le Département du Nord d’Haïti. C’est un site très important et c’est le mieux protégé du pays, malgré tout. L’intérêt qui se mobilise autour du site mondial de l’UNESCO demeure bien sûr capital pour garder le parc en bonnes conditions. Cependant, s’avère-t-il une nécessité absolue de ne pas rayer sur la carte les sites qui se situent sur l’Île de la Torture, à Port-de-Paix, à Fort-Liberté, etc.  

Construction de maison sur les vestiges d’un ancien fort à Port-de-Paix. Photo: Websder Corneille

Comment les institutions étatiques doivent-elles jouer leur rôle d’avant-garde et de protection du patrimoine?

Ce rôle de gardien du patrimoine ne peut avoir l’effet primordial sans une véritable politique publique du patrimoine. Sinon, les dégâts dus aux contingences humaines (les pillages, la construction de routes, l’aménagement du territoire) et environnementales (cyclone, éboulement, érosion marine) continuent, et dans vingt ans on parlera encore de la même chose, on s’intéressera de manière continue aux mêmes enjeux et on verra des cas beaucoup plus graves que ce qui s’est passé à l’église de Milot en avril dernier.

Ces cas décrits dans notre article réapparaîtront sous des formes plus palpables si aucun effort n’est mis en branle pour répondre aux différents problèmes liés au patrimoine archéologique. Il faut aussi qu’il y ait des espaces muséaux adéquats pour sauvegarder et stocker les collections archéologiques qui sont déjà sur place.

Lire aussi sur le sujet: L’église de Milot qui vient de prendre feu est un monument unique

C’est très embarrassant de constater l’état actuel dans lequel se trouve le patrimoine archéologique du pays. Depuis bien longtemps, nous vivons dans l’urgence patrimoniale, mais il parait que cette urgence ne fait pas partie des problèmes à prendre en compte dans le cadre des politiques culturelles du pays.

C’est très embarrassant de constater l’état actuel dans lequel se trouve le patrimoine archéologique du pays.

C’est donc à l’État de jouer son rôle de gardien du patrimoine, c’est à lui de donner des directives transparentes et éthiques dans la gestion de ce patrimoine. Pour ce faire, il faut non seulement établir des discussions franches avec les autres secteurs privés et les communautés locales, mais aussi prendre des décisions intelligentes et concrètes pour assurer la pérennité de ce patrimoine dans le futur. Et cette pérennité ne peut y avoir lieu dans l’improvisation stérile, il faut donc mettre en place des dispositions concrètes.

Le système éducatif intègre-t-il assez les questions d’ordre archéologiques dans son curriculum? Quest-ce quil faudrait améliorer? Luniversité en Haïti fait-elle assez sur les questions patrimoniales? 

On a appris à l’école primaire l’histoire des « Tainos », la découverte de l’Amérique, les cinq caciquats… Déjà, le mot « Taino » suscite une controverse, beaucoup d’archéologues ont remis en question cette appellation qui est en fait une construction ethnohistorique.

Vue d’une couche archéologique après décapage de la terre pour l’agriculture. Photo: Joseph Sony Jean

On a appris que Christophe Colomb a découvert l’Amérique en 1492, alors qu’il y a eu une invasion coloniale. Ce sont en effet, des connaissances erronées utilisées dans les manuels scolaires. Elles ne sont pas actualisées avec la prise en compte de nouvelles connaissances et des discussions en cours sur les habitants originels de la Caraïbe.

Cela fait quelques années que l’Université d’État d’Haïti a mis sur pied deux programmes de licence et une maitrise dans le domaine du patrimoine. Ces programmes ont livré des diplômes, peut-être, avec un faible nombre centré sur l’archéologie. Il y a des cours au niveau licence en archéologie à l’IERAH, peut-être pas de manière régulière, parce que les chargés de cours, comme Marc Joseph et Camille Louis, font actuellement leur doctorat en archéologie aux États-Unis.

On a appris que Christophe Colomb a découvert l’Amérique en 1492, alors qu’il y a eu une invasion coloniale.

J’ai animé le cours Archéologie caribéenne et j’ai actuellement la charge du séminaire Patrimoine archéologique du programme de master. Malgré le problème structurel dans lequel fonctionne l’Université depuis plusieurs années, il y a quand même quelques étudiants intéressés à l’archéologie au cours de ces dernières années.

Mais pour être franc, l’université ne fait pas assez sur les questions patrimoniales. On assiste rarement à des colloques universitaires, des journées d’étude et des publications scientifiques dans le domaine du patrimoine. Pourtant, l’université devrait être une entité qui critique les pratiques du patrimoine en Haïti et propose des solutions pour faire face aux différents problèmes liés au patrimoine. Il serait aussi important d’établir un véritable partenariat entre l’Université d’État d’Haïti et les institutions du patrimoine pour recruter des stagiaires, parce qu’ils peuvent apporter leur aide non négligeable pour renforcer ces institutions dans le processus de leur mission.


Actuellement, Joseph Sony Jean est chercheur postdoctoral à Royal Netherlands Institute of Southeast Asian and Caribbean Studies (Leiden, Payx-Bas), dans le cadre du projet CaribTRAILS (Caribbean Transdisciplinary Research. Archaeology of Indigenous Legacies Spinoza). Il détient un doctorat en archéologie à l’Université de Leiden, Pays-Bas et a fait une licence en Histoire de l’Art et archéologie à l’IERAH et à The University of the West Indies, Jamaïque. Il compte également une maitrise décernée par l’Université de Toulouse en France.

Photo couverture: Trace d’un grand fourneau de charbon sur un site amérindien.


Widlore Mérancourt

Widlore Mérancourt est éditeur en chef d’AyiboPost et contributeur régulier au Washington Post. Il détient une maîtrise en Management des médias de l’Université de Lille et une licence en sciences juridiques. Il a été Content Manager de LoopHaïti.

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