Le pénitencier national semble être un hôtel gigantesque où les détenus ont accès à presque tout : smartphones, drogues, etc.
Read in English : Fake “US visas” are sold by prisoners from Haiti’s national prison
Lorsque sa sœur est venue le trouver pour lui demander 600 dollars US, pour une chance d’obtenir un visa américain, Joan a flairé tout de suite le coup fourré. Mais il n’aurait pas pu imaginer l’ampleur de l’arnaque ni son origine.
C’est au début de l’année 2022, en mars, que Markenndy Tristan a envoyé une demande d’amis à sa sœur, sur Facebook. Elle l’a acceptée. Facebook, c’est son réseau préféré. Elle y passe du temps, poste des photos à longueur de journée. Mais ce nouvel ami était très pressé de faire connaissance. « Il a commencé à lui écrire, dit Joan, et elle lui répondait. Puis très rapidement, les conversations ont pris une autre tournure. Il lui disait qu’il l’aimait. »
Célibataire, la jeune femme se laisse charmer par le beau-parleur. L’homme assure qu’il vit aux États-Unis. Il vient de perdre sa femme, morte du Covid-19, le laissant seule avec une fillette d’une dizaine d’années. Il est à la recherche d’une femme qui puisse l’aider à élever son enfant, une deuxième épouse.
« Très rapidement, ils ont laissé Facebook pour WhatsApp où ils avaient des conversations assidues. L’homme lui a même demandé de parler à nos parents, pour montrer qu’il était sérieux et honnête. » Puis, quelques jours après les premiers messages, la demande arrive. « J’ai trouvé un moyen de te faire rentrer aux États-Unis, lui explique Tristan. Je connais un pasteur qui va venir en mission en Haïti. Il repartira avec quelques membres de l’église. Mais tu dois d’abord avoir la carte de membre de l’assemblée. »
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Mais Markenndy Tristan doit être certain que sa future femme est capable de se débrouiller seule. De faire les premiers pas. Elle doit donc d’abord réunir la somme de 600 dollars américains, pour la carte et les frais de visas. Elle reçoit les indications sur comment et à qui envoyer l’argent. Lorsque tout sera réglé, lui, Tristan paiera le montant restant pour l’organisation du voyage.
Excitée, la jeune femme est loin de se douter que derrière tous ces messages d’amour et ces espoirs de convoler en justes noces, se cache probablement un prisonnier au pénitencier national. Dans l’enceinte de cette prison, où les détenus ont pour la plupart un téléphone, les faux visas semblent être un commerce juteux. Mais il est impossible de connaître le nombre de victimes qui se sont fait avoir, à partir d’un premier message sur les réseaux sociaux.
« Nous avons du temps »
La sœur de Joan aurait été une énième victime, si Markendy Tristan n’avait pas commis une erreur. Ou plutôt, si Joan n’avait pas eu des soupçons très tôt. « Je trouvais l’histoire bizarre. J’ai un numéro international, alors j’ai décidé d’appeler le numéro avec qui ma sœur communiquait. Lorsque la personne a décroché, j’ai entendu un tas de bruit, et des gens parlaient créole. J’ai parlé anglais, et à l’autre bout du fil on ne m’a pas répondu », explique le jeune photographe.
Tristan venait à peine d’affirmer à sa victime qu’il était allé faire ses courses dans un supermarché. « J’ai demandé à ma sœur de faire un appel vidéo. Il l’a décliné à chaque fois. J’ai appris aussi qu’ils se parlaient en vidéo, mais jamais on ne distinguait son visage, car il était toujours dans une sorte de pénombre. »
Une autre chose attire l’attention de Joan. « L’individu a plus de 2000 amis sur Facebook, et je n’ai vu aucun homme dans la liste », dit-il.
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Face à l’évidence, la jeune femme comprend qu’elle a failli se faire arnaquer. Elle coupe court aux conversations. Rapidement, Tristan la bloque sur les réseaux sociaux qu’ils utilisaient pour se parler.
Quelque temps après, un membre de leur famille, détenu au pénitencier national, leur explique comment cette pratique est répandue dans la prison. Dans un message vocal qu’il leur a envoyé, le détenu assure qu’il est facile de s’adonner à cette arnaque dans la prison. Au moment de cette communication, il ne savait pas encore que la sœur de Joan avait été approchée de la sorte par le compte dénommé « Markendy Tristan ».
« Il suffit de savoir dire de belles paroles, explique ce prisonnier. Nous sommes très attentionnés. Nous pouvons donner de l’affection. D’ailleurs, nous sommes dans une prison où nous n’avons rien de mieux à faire. Une fois que la personne te fait confiance, si tu lui dis de se jeter sous une voiture, elle le fera. »
Selon Joan, ce prisonnier leur a lui-même avoué qu’il était actuellement en train d’embobiner une policière, avec le même subterfuge du visa américain. Les victimes choisies envoient leur passeport et l’argent à un complice du prisonnier à l’extérieur. Alors, une grossière réplique d’un visa, truffée de fautes, est apposée au document de voyage.
Un centre commercial
D’après le prisonnier qui a envoyé la note vocale, l’argent leur sert parfois à se payer des avocats, ou tout simplement à se procurer des biens au sein de la prison. Ce ne sont pas les marchandises qui manquent : le pénitencier national est un « véritable espace commercial », selon les mots d’un enquêteur qui travaille pour une organisation de défense des droits humains du pays. Il a régulièrement accès à la prison.
« Je n’ai pas encore entendu parler du visa, concède cette source. Mais il y a plein de trafic dans la prison. Ils se font fournir de l’extérieur, et lors des fouilles certaines choses passent. Parfois aussi, il y en a qui semble n’avoir pas subi de fouilles. » Ce commerce se fait entre l’extérieur et la prison, mais aussi au sein même du centre carcéral. « On y trouve de tout, il suffit de s’adresser au major de la prison, qui sait qui possède quoi. Les contacts sont faits lors des récréations. »
Yves Garçon a passé 90 jours en prison, après une altercation dans la rue, qui a fini dans le sang. Déjà à l’époque, en 2006, dès lors qu’on entrait au pénitencier national, il fallait avoir de l’argent. « On doit s’acheter une sorte de lit, dit-il, sinon on dormira sans drap, par terre. Si un parent te donne le drap, on peut te le voler. Mieux vaut l’acheter à l’intérieur. Dans la prison, soit tu vends, soit tu achètes. »
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Certains prisonniers se font une réputation de vendeurs, et des policiers s’y mêlent aussi. « Je me suis acheté une paire de Jordan, dit Garçon. C’est amusant, je suis sorti de la prison avec plus d’habits que j’en avais quand j’y entrais. »
Comme il fallait à tout prix éviter la nourriture de la prison, jugée infecte, l’argent envoyé aux prisonniers leur sert aussi à cela. Mais d’après la source travaillant dans l’organisation de droits humains, les envois sont parfois faramineux. « Les détenus pouvaient recevoir jusqu’à 2500 gourdes, dit-il. Ce n’est pas vraiment autorisé, mais plutôt toléré, car il fallait faciliter l’accès à la nourriture, ou pour l’achat de médicaments à l’extérieur. Mais nous avons vu des fiches de transfert de 3000 jusqu’à 10 000 dollars américains. »
Risque de corruption
La prison civile de Port-au-Prince est une mini Wall Street : l’argent circule. Ana est une policière affectée à ce centre carcéral. Elle demande l’anonymat pour éviter des répercussions sur son travail. D’après la policière, malgré tous ses défauts, le pénitencier national est l’une des prisons les plus sûres du pays. Il y a notamment quatre miradors, qui permettent une intervention rapide lors des émeutes. Mais le danger ne vient pas seulement des prisonniers, mais aussi des collègues. « Certains prisonniers sont plus à l’aise que le directeur de la prison. Ils ont de l’argent, et ils le font circuler. Un agent qui ne se respecte pas peut se laisser corrompre. »
Pour un autre agent de l’Épines, l’unité d’intervention dans les prisons du pays, qui n’a pas souhaité donner son nom, l’intérieur du pénitencier est dangereux pour les policiers. « Les agents affectés à l’intérieur de la prison doivent jouer de leur intelligence et espérer une intervention divine. Lorsqu’il y a des décomptes au sein des cellules, ils vont à deux, sans armes. Deux face à une cellule de centaines de prisonniers. Et on n’a pas forcément confiance en ce collègue avec qui on est en binôme. »
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Le pénitencier national est le plus grand centre carcéral du pays, mais sa situation n’est pas unique. Le commerce est devenu une activité presque normalisée dans d’autres prisons aussi. En février 2022, la Fondation Je Klere a sorti un rapport qui dénonçait l’état de la prison de la Croix-des-Bouquets. Les agents affectés au centre l’abandonnent. Les prisonniers, livrés à eux-mêmes, s’organisent. La nourriture de la prison est vendue par certains prisonniers à leurs compagnons de cellule à 200 gourdes. L’eau potable a aussi un prix : jusqu’à 500 gourdes le gallon. L’ONG a lancé un cri d’alarme, qui aurait pu être le même pour les autres centres carcéraux.
Selon un rapport du Bureau intégré des Nations unies en Haïti datant de juin 2021, au 31 mai 2021, 10 801 hommes, 436 femmes, 240 garçons et 23 filles étaient en détention en Haïti, dans les différents centres carcéraux.
Les photos (sauf celle du faux visa) sont de Carvens Adelson pour AyiboPost
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