«Vu la situation du pays, confier une arme de jeu à un enfant est la dernière chose que j’aurais envisagée», déclare un parent à AyiboPost, sur un ton intransigeant
Des organisations non gouvernementales fournissent chaque année des armes jouets à l’Institut du Bien-Être social et de Recherches (IBESR), selon des employés de la structure étatique.
Le samedi 9 mars 2024, des membres de la population, fuyant précipitamment le camp de lycée Marie Jeanne et d’autres endroits pour échapper à la terreur qui sévit au bas de Port-au-Prince, ont envahi les locaux de l’IBESR.
L’Institution a aussi été pillée dans ce contexte. Et des membres de la population ont emporté plusieurs caisses d’armes jouets qu’ils ont détruites sans ménagement.
Cette destruction traduit, selon des spécialistes, un changement dans le rapport des parents aux armes dans le pays déjà sous le poids d’une insécurité chronique depuis des années.
«Ces caisses de jouets, qui contiennent également des armes et des menottes factices, nous sont fournies par des ONG chaque décembre pour être distribuées à des institutions pour enfants, des orphelinats, entre autres», révèle à AyiboPost Théodore, un employé de l’institution.
Les caisses, dit-il, contiennent parfois de petites boîtes de 50 à une centaine d’armes.
«Mais nous ne les donnons jamais aux enfants», continue Thédore qui insiste sur l’utilisation de son prénom. «Nous avons plutôt l’habitude de les stocker quand nous ne les détruisons pas», précise-t-il.
La directrice générale de l’institution, Madame Arielle Jeanty Villedrouin, a été contactée par le journal. Elle n’a pas répondu.
Bien que la montée soudaine de l’insécurité ces derniers jours serve de motivation à cette action, des interviews menées à partir de décembre 2023 par AyiboPost dans cinq supermarchés et auprès de plus d’une quinzaine de personnes à Port-au-Prince suggèrent que les armes jouets ont de plus en plus de mal à se vendre et que des parents se désolidarisent de la pratique habituelle qui consiste à les offrir en cadeaux à leurs enfants.
Le 22 décembre 2023 à Belmart, un supermarché situé à Delmas 31, Materazzi parcourait les rayons d’articles ludiques. Sur ses bras, des paquets de jouets, parmi lesquels plusieurs petits robots à ressort.
Mais un constat est évident : aucune arme factice, ces petits accessoires de jeu tant appréciés par les enfants.
« Vu la situation du pays, confier une arme de jeu à un enfant est la dernière chose que j’aurais envisagée», déclare l’homme à AyiboPost, sur un ton intransigeant.
L’insécurité et la violence endémique que connaît le pays ces dernières années sont invoquées pour expliquer ce désintérêt croissant pour ces accessoires de jeu.
«Les armes de jeu sont bien là, mais elles ne se vendent pas. Depuis le début du mois de décembre, je n’ai enregistré que deux acheteurs», s’est désolée la responsable de la section consacrée aux jouets.
«Le dernier lot d’armes jouets que j’ai vendu a été acheté par un client pour les besoins d’un feuilleton télévisé », ajoute-t-elle.
Ce constat est également partagé par Petit Fadilien, le responsable de la section des jouets à « Piyay Store » dans la commune de Pétion-ville, où « les armes factices à grains, à barillet et pétards, ou les pistolets à eau, désintéressent de plus en plus les clients ».
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Accompagné de sa mère, un petit garçon d’une dizaine d’années gambade dans les allées quand AyiboPost l’aborde en décembre l’année dernière. « Mon père m’interdit de jouer avec des armes factices, quelle que soit leur nature», dit-il.
Les armes de jeu sont bien là, mais elles ne se vendent pas. Depuis le début du mois de décembre, je n’ai enregistré que deux acheteurs.
La plupart des armes jouets peuvent facilement passer pour des armes réelles.
Certains parents craignent des dérapages dans les espaces publics ou avec la police. D’autres redoutent l’influence de ces objets sur la vie de leurs enfants.
«Lorsque le pays n’était pas autant armé par les gangs, une arme jouet symbolisait un accessoire de pouvoir de la police. Mais aujourd’hui, cela peut être associé à la criminalité», souligne Jean Romane venu chercher un cadeau pour sa filleule en raison de ses excellentes notes aux évaluations scolaires de fin d’année.
Une réflexion partagée par Esther, une Pétion-villoise, mère de deux enfants, rencontrée dans les rayons de Piyay Store.
«J’ai exclu les armes jouets des choix de cadeaux pour mes enfants. Je préfère leur donner des accessoires beaucoup plus instructifs, comme des livres pour enfants», conclut-elle.
Képler Aurélien, docteur en sociologie de l’Université de Paris en France et professeur à l’Université d’État d’Haïti (UEH), estime qu’un enfant qui joue avec une arme factice ne sera pas forcément poussé vers la criminalité.
«Là où il peut y avoir un danger, c’est lorsque cet enfant réside dans un quartier où les armes sont très présentes et que la personne vénérée est un chef de gang armé.»
L’enfant, selon le spécialiste, pourrait faire un lien entre «le respect et le port d’une arme, adoptant ainsi des comportements socialement réprouvés par la suite». Mais pour le sociologue, même dans ce cas, il n’y a pas de fatalité, car la socialisation est un processus toujours incomplet.
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Cette situation, où les clients se désintéressent de ces articles de jeu, contraint certains supermarchés à ne pas en acheter du tout ou à réduire considérablement leurs commandes.
«Il n’y a ici que des pistolets à eau qui ont été commandés depuis deux ou trois années. Nous n’en avons plus commandé depuis. Et les quelques armes factices qui sont sur les rayons voient leurs étiquettes s’effacer à force d’être invendues», affirme la responsable de la section des jouets à Olympic Market, à Lalue. Une de ses collègues affirme que certains enfants, attirés par ces jouets, se voient obligés par leurs parents de choisir autre chose.
Les supermarchés ne sont pas les seuls à constater cette tendance. Le secteur informel connaît également une diminution considérable des demandes pour les armes jouets.
Jean-Pierre Lomy, petit détaillant de jouets qui vend sa marchandise dans une brouette sur le marché de Pétion-ville, explique à AyiboPost que malgré le fait qu’il ne vend que de petits pistolets à eau et qu’il a abandonné la vente d’armes factices depuis 2015, il a du mal à écouler sa marchandise.
«Même ces pistolets à eau ne trouvent pas preneur», ajoute-t-il.
Edson Georges, un autre détaillant rencontré à Pétion-ville, soutient n’avoir jamais vendu d’armes jouets en dix ans de commerce. «Je ne les accepte même pas pour mes enfants», précise-t-il.
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Irvika François, docteure en Sciences de l’éducation, affirme qu’un enfant qui joue avec une arme jouet ne court pas nécessairement de danger, car il ne conçoit pas la violence ou l’agression, mais plutôt voit l’arme d’imitation comme un symbole de pouvoir.
Cependant, selon François, il serait préférable d’offrir aux enfants des armes de jeu très légères plutôt que celles qui ressemblent aux vraies.
Par Junior Legrand
Image de couverture : Des armes de jeux, entre autres, ont été remarquées sur les étagères de Olympic Market à Port-au-Prince en décembre 2023. | © Rolph Louis Jeune/AyiboPost
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