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Entre peur et colorisme, les « poupées noires » méprisées dans les magasins en Haïti

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« Je ne trouve pas ces poupées très jolies, elles font peur et je ne veux pas les regarder »

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Les poupées noires, souvent reléguées au second plan sur les étagères des magasins à Port-au-Prince peinent à conquérir le cœur des clients.

« Je n’ai rien contre les poupées noires, mais je ne les achète pas pour mon enfant », exprime avec une franchise particulière une dame observant attentivement l’assortiment de jouets dans les rayons de Delimart à Delmas 32 le samedi 11 novembre 2023, vers les 2 h de l’après-midi.

« Je ne trouve pas ces poupées très jolies, elles font peur et je ne veux pas les regarder », continue la dame, recherchant un bébé en miniature pour son enfant.

Photo d’une poupée noire en vente à Delimart (Delmas 32). 11 novembre 2023. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

AyiboPost a effectué des visites dans près d’une quinzaine de points de vente de la zone métropolitaine de Port-au-Prince. Partout, le constat reste éclatant : les poupées noires sont nettement moins présentes que celles de teint plus clair.

Le rayon des poupées à Delimart de Delmas 32. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

Seulement deux à trois poupées noires sont présentes parmi une dizaine dites « blanches » dans les installations de Mikado à Belmart.

Selon Dominique Raynold, responsable du rayon de jouets de ce magasin, les poupées noires ne se vendent pas du tout.

« Nous avons ces poupées depuis près d’un an dans nos rayons, déclare Raynold à AyiboPost. Lorsqu’on propose à un parent d’en acheter, il est toujours réticent à les choisir. »

Le rayon des jouets à MIKADO, 11 novembre 2023. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

Le constat est similaire à l’Olympic Market de Lalue. La plupart des poupées noires datent de trois ans et « les clients, souvent des enfants, ne les aiment vraiment pas », analyse Stéphanie Mondésir, responsable des ventes dans les rayons de jouets.

Selon la vendeuse, les quelques poupées noires vendues ne sont pas destinées aux enfants, mais plutôt aux pratiques superstitieuses. « Même les responsables d’écoles préfèrent acheter des poupées “blanches“ pour illustrer les baptêmes et les mariages, plutôt que des poupées noires. »

Photo d’une poupée noir à Delimart Delmas 32. 11 novembre 2023. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

Plusieurs hypothèses sont évoquées pour expliquer l’aversion des poupées noires en Haïti.

Fania Noël, autrice et doctorante en sociologie, pense voir « le colorisme » à l’œuvre. Ce qui fait que plus une couleur se rapproche du « blanc », plus elle est considérée comme désirable.

Selon la féministe, ce préjugé, particulièrement présent dans les communautés noires, notamment en Haïti, dans la Caraïbe et dans les pays d’Afrique, reste l’une des conséquences de l’esclavage.

Dans la pratique, le colorisme engendre les phénomènes de dépigmentations ou le défrisage chez les femmes, souligne Noël. « C’est une forme misogynoir qui est à la fois sexiste et raciste », selon l’autrice du livre Afro-communautaire, Appartenir à nous-mêmes ».

Rayon des poupées, avec quelques poupées noires. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

Certains parents comme Jésula Exumé, une commerçante de 40 ans résidant à Carrefour, associent les poupées aux mauvais esprits.

La mère de trois enfants se souvient avoir une fois acheté une poupée pour sa première fille : le jouet était de « couleur blanche ». « Ma fille est brune et je trouve que les poupées noires sont peu jolies, je ne les aime pas », fait savoir Exumé.

Situation similaire pour Natacha Charles, une dame dans la trentaine, domiciliée à Delmas. Réticente à l’achat de poupées, elle cède sous l’insistance de ses deux filles.

« Personnellement, je n’aime pas les choses noires », dit Charles soulignant que ses enfants partagent aussi cette préférence. « Mes enfants préfèrent des poupées de couleur beige ou crème, avec des bouches toutes roses, plutôt qu’une poupée noire ».

Photographie d’une poupée noire. 11 novembre 2023. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

Le cas haïtien n’est pas singulier. Dans les années 1940, les psychologues Kenneth et Mamie Phipps Clark ont orchestré une série d’expériences connue sous l’appellation des « tests des poupées », pour examiner les impacts psychologiques du racisme sur les enfants afro-américains.

Dans le cadre de cette étude, il a été constaté que la plupart des enfants noirs ont manifesté une préférence pour les poupées dites « blanches », en leur attribuant des traits positifs, tandis qu’ils associaient des caractéristiques négatives aux poupées noires.

De plus, lorsqu’on leur a demandé de décrire la poupée qui correspondait le mieux à leur propre image, certains enfants ont éprouvé une « détresse émotionnelle » en s’identifiant à la poupée précédemment rejetée.

À l’époque, l’étude de la poupée a mis en lumière le phénomène du racisme et des préjugés intériorisés, en soulignant les conséquences néfastes de la ségrégation scolaire sur les enfants afro-américains. Les résultats ont montré que les enfants de cette communauté étaient conscients que la couleur de leur peau était associée à une perception d’infériorité.

Selon Irvika François, docteure en sciences de l’éducation et éducatrice depuis tantôt 25 ans, une poupée constitue une représentation symbolique de l’enfant, agissant comme un médium facilitant la transmission des valeurs familiales, culturelles et sociales.

« La poupée joue un rôle essentiel dans l’apprentissage des normes sociales et le développement de l’empathie chez l’enfant, véhiculant ainsi diverses valeurs fondamentales », poursuit Dr François.

Très peu de recherches existent sur ces questions dans le pays. « La problématique sur la représentation de la poupée noire en Haïti, mérite d’être explorée pour mieux comprendre notre rapport à notre identité. Tant que cela ne sera pas résolu, la poupée noire n’aura jamais la chance d’être reconnue comme quelque chose de beau » croit Dr Irvika François.

Les poupées noires restent relativement rares et difficiles à trouver dans l’ensemble du pays, en dehors de Port-au-Prince.

« Lorsqu’on sollicite des poupées noires auprès des fournisseurs, ces derniers laissent entendre qu’elles sont utilisées dans les péristyles », se défend Barbara, une responsable de caisse rencontrée au BigStar Market de Pétion-Ville.

Rayon des poupées avec quelques poupées noires. | © Jean Feguens Regala/AyiboPost

En novembre 2021, une enseignante a introduit en Haïti l’initiative « Bititi » (Fanm vanyan en swahili), une collection de poupées noires.

Les jouets incarnaient diverses héroïnes nationales telles que Sanite Belair, Marie-Jeanne, Catherine Flon, Marie-Louise Coidavid et Anacaona.

Marie Jeanne ak Catherine Flon. | © Bititi

« J’avais conçu cette idée pour garantir aux enfants l’accès à une poupée reflétant leur identité et encourager la valorisation de leur histoire », déclare à AyiboPost Valérie Lamy, éducatrice et directrice de Frimousse Kindergarten.

Après avoir connu un relatif succès à ses débuts, les poupées Bititi ne sont presque plus disponibles dans les magasins, mais peuvent se commander en ligne, selon Lamy.

Sanite Belair ak Marie Louise Coadavid.| © Bititi

D’après des spécialistes, la question des jouets doit faire l’objet de discussions sérieuses dans le pays.

« Du fait de notre société patriarcale, l’association des poupées aux filles soulève des questions éducatives genrées, influençant la perception des jeunes filles sur la beauté, les rôles féminins et les normes de désirabilité », déclare Fania Noël.

Résoudre le problème demande des politiques publiques et un débat sociétal franc. « Dire aux enfants de jouer avec des poupées qui leur ressemblent ne suffit pas », selon Noël.

La question, d’après la sociologue, est « d’avoir des enfants qui jouent avec plein de poupées qui leur ressemblent ou pas sans que la valeur intrinsèque en termes de beauté ou d’apparence physique d’un individu devienne synonyme de son statut moral et de sa valeur sociale ».

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Par Lucnise Duquereste

© Image de couverture : Photo du rayon des poupées à Delimart avec des poupées noires | © Jean Feguens Regala/AyiboPost


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Journaliste à AyiboPost depuis mars 2023, Duquereste est étudiante finissante en communication sociale à la Faculté des Sciences Humaines (FASCH).

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