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Comprendre la guerre entre l’État haïtien et les fournisseurs d’électricité

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Entre l’État et les fournisseurs privés d’électricité, le torchon brûle. Le gouvernement veut renégocier les contrats, ou les suspendre.

Trois producteurs indépendants d’électricité produisent du courant qu’ils revendent à l’Électricité d’Haïti (EdH) dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince et dans les villes des Cayes et de Petit-Gôave.

La production de ces fournisseurs s’additionne à celle de l’EdH qui possède notamment la centrale de Péligre, celle de Carrefour et les centrales Pétion, Bolivar et José Marti. En marge des protestations lancées contre le président Jovenel Moïse depuis juillet 2018, une guerre ouverte a éclaté entre l’État et les fournisseurs privés.

Dans un Conseil des ministres tenu le 23 octobre 2019, l’administration de Jovenel Moïse a décidé de surseoir à l’exécution des contrats des 3 fournisseurs privés. L’État a engagé des cabinets d’avocats pour défendre ses intérêts. Il a annoncé vouloir poursuivre les hauts fonctionnaires qui avaient signé ces contrats. Ce conflit met en lumière la complexité du secteur de l’énergie électrique.

L’apparition des fournisseurs privés

Malgré environ 200 millions de dollars reçus en subvention chaque année, l’EdH n’arrive pas à satisfaire la demande de courant du pays. Pour l’aider, l’entreprise publique a contracté des fournisseurs privés.

René Jean-Jumeau est un ancien ministre chargé de la sécurité énergétique, de l’administration Martelly/Lamothe. Il dirige aujourd’hui l’Institut haïtien de l’énergie (IHE), un organisme autonome, non gouvernemental et à but non lucratif. Selon lui, l’État s’est inspiré de ce qui se faisait ailleurs, à l’époque.

« Des compagnies revendaient leur courant au secteur public, précise l’ancien ministre. L’État haïtien a reproduit cette pratique. Contrairement aux autres pays, les fournisseurs haïtiens ne peuvent revendre leur courant qu’à l’EdH. Le contrat est établi pour une quantité précise de Mégawatts. L’Edh mesure la quantité produite et paye la facture au fournisseur. »

Le premier producteur privé était Interselect SA, établi au Cap-Haïtien en 1996. Puis, pour alimenter la centrale Varreux, Haytian Tractor Energy International a été contracté pour la production de 20 MW. Il y a aussi eu Asservin, devenu par la suite Alstom. Sogener (Société générale d’énergie) a décroché 4 contrats en 2002 pour le Cap-Haïtien, l’Artibonite, Petit-Goave et les Cayes.

Aujourd’hui, les fournisseurs privés d’électricité sont : Sogener, E-Power et Haytrac. Les deux premiers produisent pour Port-au-Prince et ses environs. Le troisième produisait à Petit-Goâve et aux Cayes. Ensemble, ces compagnies fournissent environ 100 MW. La quantité d’électricité qu’il faudrait pour tout le pays, selon le directeur de l’Autorité nationale de régulation du secteur de l’énergie, Evenson Calixte, serait de 800 MW.

Accusations de non-respect de contrat

En 2015, l’État haïtien a mis sur pied la Commission de pilotage de la réforme du secteur de l’énergie. Dans son rapport, cette commission a fait des reproches aux trois opérateurs. Haytrac aurait fourni de l’électricité pendant plus d’un an sans aucun contrat avec l’EdH. Le contrat de l’entreprise pour les usines de Petit-Goâve et des Cayes avait pris fin en 2014.

Sogener quant à elle aurait non seulement surfacturé l’État, mais aussi n’aurait pas respecté des termes de son contrat. Le contrat entre la compagnie et l’EdH précise que la centrale de Varreux 1 et certains moteurs de Varreux 2 devaient marcher au mazout, un produit pétrolier moins raffiné que le diesel.

Selon la commission, Sogener a toujours priorisé le diesel. Ce combustible est plus cher que le mazout. Pour la même quantité d’énergie fournie, l’utilisation du diesel engendrerait, selon les commissaires, une perte pour l’EdH de 0,004 $ par kWh. Se basant sur cette estimation et sur la quantité de MW produite par Sogener de juin 2010 à août 2015, l’EdH aurait perdu 4 653 389,67 $ US sur cette seule période.

Selon René Jean Jumeau, trois raisons peuvent expliquer qu’une compagnie préfère le diesel : « Il faut plus d’installations pour produire au mazout. Si le fournisseur n’a pas installé ces équipements, il ne pourra pas l’utiliser. S’il y a une panne dans l’installation au mazout, la compagnie peut utiliser le diesel, car ce sont presque les mêmes équipements. Pour finir, il est plus facile de s’approvisionner en diesel. »

Accusations de surfacturation

Sogener opère les trois sites de Varreux. Varreux 1 et 2 appartiennent à l’EdH. Selon le rapport, le contrat de Varreux 3 avait pris fin en 2010. Cependant la compagnie aurait facturé l’Edh pour ce site jusqu’en 2011 pour 6 232 344 $ US.

Varreux 3, centrale installée par Sogener, aurait reçu en tout $175 533 349 US. Cette somme, selon les commissaires, n’aurait pas dû être payée parce que la centrale n’existait que pour venir en renforcement à Varreux 1 et 2 où l’on effectuait des réparations.

Certains moteurs installés à Varreux 1 et 2 appartiennent à l’EdH. Mais Sogener aurait facturé mensuellement la production de ces génératrices. Le montant de la surfacturation pour ces équipements s’élèverait à 36 484 962,67 $ US.

L’investissement total de Sogener est d’environ 30 millions de dollars, d’après le rapport. Son chiffre d’affaires, selon la commission, peut monter jusqu’à 1,12 milliard de dollars, pour les 15 ans d’exploitation des sites de Varreux. Le contrat devait prendre fin en 2021.

Tous les chemins mènent à Petrocaribe

Dans cette guerre entre l’Administration Moïse et Sogener S.A., la justice est prête à être saisie. Le gouvernement a annoncé la cessation de paiement de tous les contrats. L’État haïtien réclame à Sogener 194 507 067,17 $ US de dollars pour consommation de carburant non payée.

Pour comprendre cette dette, il faut revenir à l’accord Petrocaribe. Dans cette coopération entre Haïti et le Venezuela, l’État haïtien recevait du pétrole du pays de Simon Bolivar. En fonction du prix du pétrole sur le marché international, le pourcentage qu’Haïti devait payer à court terme variait.

C’est le BMPAD qui s’occupait de recevoir le pétrole vénézuélien et de le revendre aux compagnies locales. Sogener n’est pas une compagnie pétrolière, mais elle s’approvisionne au BMPAD en mazout et diesel. Au cours de leurs rencontres avec les membres de la commission de l’énergie, en 2015, les dirigeants de Sogener se seraient plaints de ne pas pouvoir payer le BMPAD à temps.

Ils ont mis ces difficultés de paiement sur le compte de la dette de l’EdH en faveur de Sogener. D’octobre 2012 à octobre 2015, Sogener devait 154 084 985,52 $ de dollars au BMPAD, selon le rapport. L’EdH quant à elle, presque pour la même période, devait 156 099 069,17 $ à Sogener.

Sogener réclame à l’État haïtien que la dette de l’EdH soit payée, afin qu’elle puisse payer le BMPAD.

E-Power est ouvert aux discussions

E-Power est la troisième compagnie privée, qui fournit environ 30 MW de courant. Son contrat est entré en vigueur le 17 janvier 2008. Il doit prendre fin en 2026.

Carl Auguste Boisson, directeur général de l’entreprise, dit avoir entendu sur les ondes que l’État veut renégocier les contrats. Il n’y a encore aucune correspondance officielle du gouvernement, parvenue aux dirigeants de l’entreprise.

« Pour le moment ce sont des déclarations générales qui s’appliquent à tout le secteur. Mais nous sommes des partenaires de l’État, dit-il. Si l’État veut discuter du contrat d’achat d’électricité, nous répondrons présents. »

Le directeur général explique que si l’État veut cesser tout paiement à E-Power, il sera impossible de continuer la production de courant. « Nos coûts de production avoisinent 92 % de nos revenus, affirme Carl Auguste Boisson. Le carburant représente 82 % de ces coûts. Nous avons 145 employés ainsi que des banques à payer. Nous ne pourrons plus produire. Nous ne souhaitons pas que l’on en arrive là. »

Ayibopost a tenté en vain d’entrer en contact avec Sogener. Haytrac a aussi été contacté. L’article sera mis à jour si ces compagnies réagissent.

Installations d’e-Power. Photo: Ayibopost / Frantz Cinéus

Au-delà de la loi ?

La commission de réforme accuse E-Power de bénéficier d’avantages extraordinaires. La compagnie, selon le rapport, ne paie pas de taxes, et bénéficie de franchises douanière et fiscale totales. Les actionnaires de l’entreprise seraient eux aussi exonérés. Les commissaires rapportent que les travailleurs étrangers de E-Power peuvent importer ou exporter leurs effets personnels, libres de droits de douane. Ces travailleurs étrangers ne paient pas de taxes non plus.

D’après Carl Auguste Boisson, E-Power ne bénéficie d’aucun avantage qui ne soit inscrit dans la loi. « Les avantages étaient inscrits dans l’appel d’offres de 2006 et le Code des investissements, assure le directeur général. Cependant, après que nous ayons gagné l’appel d’offres, nous avons proposé à l’État de changer le site qu’il avait choisi pour l’usine. Il était à Fort Dimanche. Pour ce que représente cet emplacement historique, nous n’avons pas voulu. »

« Nous avons proposé à l’État de racheter, à nos frais et sans changer notre offre, un terrain dans la zone franche Hinsa de Cité Soleil, poursuit le patron de E-Power. Nous avons alors pu appliquer pour les avantages offerts aux investissements en zone franche. Une commission interministérielle [Ndlr. La Commission nationale des Zones franches], a accepté. La Cour des comptes et la Commission nationale des marchés publics aussi. Nous avons pu alors bénéficier des avantages de la zone franche. Ils ne sont pas automatiques. »

La loi sur les zones franches de 2002 autorise les entreprises admises en zone franche à ne pas payer d’impôts pendant une période de 15 ans. Les investisseurs reçoivent aussi des avantages. Carl Auguste Boisson affirme en outre que E-Power a consenti à des sacrifices, dans le but d’offrir le prix le plus bas lors de l’appel d’offres. Ainsi, l’entreprise a accepté de réduire à nouveau son offre, qui était déjà le plus bas.

« Nous ne souhaitons pas la résiliation »

Dans l’escalade des tensions entre les producteurs indépendants d’énergie, et l’État haïtien, des déclarations font croire qu’il est possible que tous les contrats soient résiliés. Selon Carl Auguste Boisson, ce serait une mauvaise option. « Nous ne souhaitons pas la résiliation du contrat d’achat d’électricité, dit-il. Mais il existe une clause de résiliation, dans le contrat. Selon cette clause l’État devrait racheter l’usine, pour un montant fixé dans le contrat. » Selon le rapport de la Commission, ce montant serait de 54 millions de dollars.

L’État voudrait proposer de nouveaux contrats. La commission de réforme du secteur de l’énergie a voulu faire la même chose en 2015. « La commission avait eu une rencontre avec nous, dit Carl Auguste Boisson. Ils nous exigeaient de signer un nouveau contrat. Sauf que nous n’avions pas de contrat avec la commission, mais avec l’État et l’EdH. Cette commission n’était là que pour émettre des opinions pour le compte du gouvernement, et n’avait pas qualité pour nous imposer un contrat. Nous avons refusé de signer. De plus, la loi sur les marchés publics exige que pour tout nouveau contrat il faut un nouvel appel d’offres, sinon c’est un contrat de gré à gré, ce qui est illégal.»

Trois contrats différents

Les contrats de Haytrac, Sogener S.A., E-Power avec l’État haïtien et l’EdH sont tous différents. Chaque fournisseur a des clauses précises qui ne se retrouvent pas toutes dans les autres contrats. Selon René Jean-Jumeau, cela a un coût sur le prix de l’électricité facturé à l’EdH. Si un contrat stipule qu’à la fin de l’exploitation, les équipements resteront la propriété du fournisseur, le prix sera plus bas.

D’après l’ancien ministre, on ne peut pas accuser les compagnies d’être responsables du manque d’électricité. « L’EdH a contracté les fournisseurs pour une quantité précise de MW, dit René Jean Jumeau. L’Électricité d’Haïti n’a pas payé pour la quantité d’électricité qui pourrait alimenter tout le pays ; elle n’en a pas les moyens. »

 

Cet article a été mis à jour le 17/11/2019, à 5:23 pm.

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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