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Comment transformer radicalement la société avec bell hooks

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« L’amour est une action, et pas seulement un sentiment», disait bell hooks

Le 15 décembre 2021, bell hooks s’est éteinte à l’âge de 69 ans. Universitaire, intellectuelle, féministe, et poétesse, figure monumentale du Black feminism, l’une de ses contributions les plus importantes a été de faire de l’amour un axe critique pour la recherche et la praxis émancipatrice. Tout au long de sa prolifique carrière, elle n’a eu de cesse de nous rappeler que l’amour devait être au centre de nos luttes et pratiques si nous voulions combattre la théologie de l’exploitation et de la domination. « Être une victime ne confère pas automatiquement une conscience politique ». Ces mots de bell hooks résument combien son travail théorique avait vocation à réparer les blessures et la violence.

Dans All About Love, son livre percutant publié en 2000, devenu guide spirituel pour tant de personnes, elle offrait une théorie de l’amour qui ne se contente ni du petit, ni du trop peu.

Plutôt que d’être centré sur les désirs et la volonté des hommes, All About Love nous invite à repenser comment faire communauté à partir de l’amour. Les enfants étaient au centre de ces préoccupations : comment aller au-delà du simple soin des enfants pour réellement les aimer et les protéger. Sa définition de l’amour est désormais célèbre : « Lorsque nous pensons l’amour comme volonté de nourrir le développement de notre esprit ou de celui d’un.e. autre, révélée par des gestes de soin, de respect, de compréhension, et de prise de responsabilité, le fondement de tout amour dans notre vie est le même ».

Race, Genre et classe

Son engagement dans la lutte féministe a fait d’elle l’une des plus importantes théoriciennes des féminismes Noirs. Avant que la notion d’intersectionnalité soit développée comme telle pour décrire l’imbrication du racisme et du sexisme dans le vécu des femmes Noires, hooks articulait cette pensée en 1981 dans son livre Ne suis-je pas une femme? L’ouvrage débute en analysant l’expérience des femmes Noires sous l’esclavage afin d’étudier les formes de violence particulières auxquelles elles faisaient face.

Ensuite, hooks démontre comment la dévalorisation des femmes Noires se poursuit dans le présent. S’attaquant tant aux féministes blanches qu’aux hommes Noirs et aux mouvements d’émancipation des Noirs, elle exposa comment ceux-ci exclurent le vécu et la parole des femmes noires. Sa parole était et demeura incisive et sans compromis : « Pour les femmes Noires, l’enjeu n’est pas que les femmes blanches soient plus ou moins racistes que les hommes blancs, mais simplement qu’elles sont racistes ».

Elle créa un espace pour que notre colère légitime s’exprime. Elle exigea une libération sans compromis en refusant tout modèle d’émancipation qui reproduit le statu quo en élargissant simplement le nombre de bénéficiaires des structures de pouvoir oppressives. Elle dénonce ainsi que « de nombreux hommes noirs qui expriment la plus grande hostilité envers le pouvoir que détiennent les hommes blancs sont souvent désireux d’accéder à ce pouvoir. Leurs expressions de rage et de colère constituent moins une critique de l’ordre social patriarcal des hommes blancs qu’une réaction au fait qu’ils n’aient pas été autorisés à participer pleinement à ce jeu de pouvoir. »

Armée d’intégrité et de courage intellectuel, hooks condamnait donc l’invisibilisation des femmes Noires dans les luttes pour les droits civiques des femmes d’une part, et des Noirs d’autre part. En même temps, elle retraçait les exemples de résistance des femmes Noires comme Sojourner Truth, Anna Julia Cooper, et Mary Church Terrell afin d’exhorter les femmes Noires à sortir de l’ombre. Des années plus tard, pour nous, afro-féministes et féministes Noires ayant grandi dans d’autres pays majoritairement blancs (Canada et France), ses écrits demeurent d’une actualité troublante et ont un effet catalyseur pour nos luttes en décrivant avec justesse des expériences que nous vivons sans toujours savoir les nommer.

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Pour celles d’entre nous qui vivons dans des pays où nous sommes minoritaires, bell hooks nous a permis de dépasser l’étau dans lequel nous étions enfermées : l’impératif de lutter soit contre la négrophobie (et notamment la criminalisation des hommes Noirs par l’Etat) ou contre le patriarcat (et la violence genrée). La pensée de bell hooks demeure riche et féconde non seulement pour les organisations féministes Noires dans les pays où nous sommes minoritaires, mais aussi dans ceux où nous sommes majoritaires. En tant que féministes Noires nous sommes confrontées à une grande solitude : l’antagonisme ou le mépris venant des hommes Noirs, et la suspicion du côté des femmes Noires qui craignent d’être associées à l’étiquette « féministe/afroféministe ».

Apprendre à transgresser

Dans son livre Apprendre à transgresser : L’Éducation comme pratique de la liberté, publié en 1994, hooks décrit les fondements épistémologiques de sa pensée, forgée dans la douleur et le silence : « Je me suis orientée vers la théorie parce que j’avais mal – la douleur en moi était si intense que je ne pouvais pas continuer à vivre. Je me suis orientée vers la théorie, désespérée, voulant comprendre et saisir ce qui se passait autour de moi et en moi. Plus encore, je voulais faire disparaître la douleur. J’ai vu dans la théorie un lieu où la guérison était possible. » Finalement, hooks créa un lieu où notre guérison était possible.

Elle s’efforça aussi de faire en sorte que l’université soit un lieu où ce type de transformation soit possible. Diplômée de l’Université Stanford, l’Université du Wisconsin, et l’Université de Californie, Santa Cruz, où elle obtint en 1983 son doctorat, hooks fut ensuite professeure dans de nombreux établissements d’enseignement supérieur : Yale, Oberlin, City College of New York, et Berea College (Kentucky). L’ouvrage Apprendre à transgresser témoigne de cette volonté de transformation sociale qui anima à la fois son travail d’enseignante et ses écrits théoriques et critiques.

hooks explique que sa conception radicale de la pédagogie partait sur un principe d’une simplicité trompeuse : la reconnaissance de la participation de chacune et chacun. « Pour commencer, la ou le professeur.e doit véritablement valoriser la présence de chaque personne. Elle/il doit reconnaître en permanence que chacun.e influence la dynamique de la classe, que chacun.e apporte sa contribution. Ces contributions sont des ressources. Utilisées de manière constructive, elles renforcent la capacité de toute classe à créer une communauté d’apprentissage ouverte. »

Pour les femmes Noires, l’enjeu n’est pas que les femmes blanches soient plus ou moins racistes que les hommes blancs, mais simplement qu’elles sont racistes 

La communauté, la transformation individuelle et collective, ce sont là des fils conducteurs de la pensée de hooks. Ses interventions étaient d’autant plus puissantes qu’elle les rendait accessibles à tout.e.s, dans une langue précise, évocatrice, et dénuée le plus possible de jargon.

Le film « The Feminist in Cell Block Y » témoigne de l’actualisation de toutes ces dimensions du travail de hooks. Il raconte comment un groupe d’hommes incarcérés fut formé dans une prison américaine afin que les participants puissent étudier collectivement les livres de bell hooks, dans le but de transformer leurs destins et réinventer une masculinité qui ne soit pas basée sur la domination et la violence.

 

Il n’y a probablement pas d’enjeu majeur touchant les questions de genre et de race dans les quarante dernières années auquel bell hooks n’ait pas contribué. Qu’il s’agisse d’écrire sur la violence domestique, l’appropriation culturelle, le militantisme, l’amour de soi, le BDSM, Beyoncé, ou Frantz Fanon, ce qui animait chacune des analyses de bell hooks était la reconnaissance de l’humanité fondamentale de tout être, en commençant par les femmes Noires, de même qu’une opposition et une résistance farouches au « patriarcat capitaliste impérialiste suprémaciste blanc ».

bell hooks nous a livré tant d’outils, mais elle a aussi incarné par sa personne des manières de faire face à l’oppression, de vivre autrement. En 2014, elle déclarait qu’elle s’identifiait désormais comme « queer past gay », proposant ainsi une rubrique alternative pour articuler les expériences des minorités sexuelles et de genre : « queer, non pas dans le sens des personnes avec qui l’on a des rapports sexuels — cela peut en être une dimension — mais queer dans le sens d’un être qui existe en contradiction avec tout ce qui l’entoure et qui doit inventer, créer et trouver un endroit pour s’exprimer, s’épanouir et vivre. »

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bell hooks nous a quitté.e.s mais son œuvre — immortelle — vit en nous, dans les organisations qui s’appuient sur son travail, dans nos tentatives de faire de l’éducation populaire un outil de transformation radicale. Dans sa mort nous redécouvrons la force de l’amour à travers notre intimité avec sa personne et son œuvre, en allant, retournant et confrontant son travail au fil des années. Notre désarroi et notre sentiment de perte immense constituent une preuve supplémentaire du pouvoir de la théorie. La théorie de bell hooks nous a soutenu.e.s, sauvé.e.s parfois de nous-mêmes, des autres, et de notre solitude, tout en nous poussant à nous regrouper, à faire de la transformation par l’amour un pari révolutionnaire.

Merci à bell hooks de nous avoir donné une maison. Nous essayerons d’être à la hauteur afin de bâtir le monde qu’elle souhaitait habiter.

Dr. Nathalie Batraville est professeure adjointe à l’Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia. Elle a obtenu son doctorat en littérature francophone en 2016 à l’Université Yale, pour sa thèse qui portait sur la production littéraire haïtienne sous la dictature de François Duvalier. Ses travaux se penchent sur les féminismes Noirs, l’abolition de la police et de la prison, et les théories décoloniales et queers. Elle prépare présentement un ouvrage qui repense la notion de consentement à partir de bases féministes Noires.

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