SOCIÉTÉ

Comment la violence est-elle devenue une arme aux mains des pouvoirs politiques en Haïti ?

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S’ils existent depuis des lustres, les liens entre le monde politique haïtien — que ces acteurs soient au pouvoir ou dans l’opposition — et les gangs armés semblent plus évidents que jamais

L’assassinat du très respecté Bâtonnier des avocats haïtiens, Monferrier Dorval, en septembre 2020 est considéré tant par l’opposition politique que par les défenseurs des droits humains comme un véritable crime d’État.

Et pour cause, le rapport d’enquête de la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) révèle que l’un des exécutants de ce crime crapuleux — survenu non loin de la résidence du président Jovenel Moïse à Pèlerin 5 — avait en sa possession deux badges l’identifiant comme chargé de mission au Palais national et au ministère de l’Intérieur et des Collectivités territoriales (MICT).

Et si les assassins de Me Dorval sont encore aux mains de la DCPJ, les auteurs intellectuels du crime, eux, sont toujours en liberté. Autre exemple qualifié de massacre d’État, l’assassinat par armes à feu et machettes de dizaines d’innocents, dont des enfants, dans le quartier populaire de La Saline en 2018 à Port-au-Prince.

De nombreux témoins y ont alors vu l’ex-délégué départemental de l’Ouest Pierre Richard Duplan, accompagné de policiers qui ne sont jamais intervenus pendant les quatorze heures qu’a duré le massacre, réprimander vertement des membres de gangs se disputant le contrôle du territoire et qui l’entouraient, armés jusqu’aux dents.

« Nou touye twòp moun, se pa misyon sa yo te ba nou » (Vous avez tué trop de personnes, ce n’était pas ça votre mission), leur a-t-il crié, avant de quitter les lieux à bord d’un véhicule officiel. Fednel Monchery, alors Directeur général au MICT, était aussi impliqué dans le massacre.

De nombreux faits

Les liens entre l’État, des fonctionnaires ou des politiciens, et les exactions perpétrées contre la population des quartiers pauvres ne sont pas un phénomène nouveau en Haïti. Au fil des ans, maintes tueries ont aussi été qualifiées de massacres d’État.

Ainsi, les événements survenus dans le quartier de La Scierie à Saint-Marc en 2004 avaient fait des dizaines de victimes, dont certains ont été décapités, sans compter les nombreuses maisons incendiées. Le pouvoir Lavalas, alors au faîte de sa paranoïa, avait été fortement pointé du doigt par les proches des victimes…

Des crimes sont parfois commandités en sous-main par des agents étatiques. Pierre Esperance

Qui ne se souvient, non plus, du massacre de la ruelle Vaillant en 1987 alors que le pays, tout juste débarrassé des Duvalier et dirigé par le Conseil de gouvernement du général Henry Namphy, souhaitait une élection enfin démocratique ? Un massacre commis à l’encontre d’honnêtes citoyens se rendant aux urnes par des paramilitaires néo-duvaliéristes, de concert avec certains membres des Forces armées d’Haïti…

« Les liens sont de plus en plus évidents entre la pègre organisée et le personnel politique, qu’il soit au pouvoir ou dans l’opposition, dit le sociologue Roberson Édouard. Cela a certes toujours existé, mais c’est maintenant plus manifeste que jamais ! »

Refouler les revendications populaires

Dans son ouvrage intitulé «Diabolisation et mal politique. Haïti : misère, religion et politique», le sociologue québécois André Corten parle du crime politique comme « d’une action préventive face à des groupes menaçants». Le massacre de La Saline sied bien à cette définition. Coincée, grosso modo, entre Cité Soleil et l’immense marché populaire de la Croix-des-Bossales, ce quartier périphérique du centre-ville de Port-au-Prince constitue un bastion de résistance.

« Elle représentait une zone stratégique lors des mobilisations populaires, clame Pierre Espérance, coordonnateur du Réseau national de défense des droits humains (RNDDH). Le président Jovenel Moïse a vainement tenté de trouver une entente avec les individus de cette zone au début de son mandat. »

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L’administration en place a organisé réunion en 2018 présidé par des cadres du ministère de l’Intérieur et d’autres de la fonction publique afin de mettre fin aux revendications populaires perçues comme dangereuses pour la stabilité politique aux yeux des autorités. « Le massacre de novembre 2018 avait pour but de terroriser cette frange de la population et de mettre fin à la résistance », explique Pierre Esperance.

L’État a alors fourni véhicules, armes et munitions aux groupes armés qui ont perpétré la tuerie, selon le responsable du RNDDH. « C’est une forme de criminalité organisée lorsque l’État utilise l’insécurité pour détourner l’attention du public des véritables maux du pays », dit-il.

Des crimes sont parfois commandités en sous-main par des agents étatiques, croit Esperance. Le militant ajoute que les pressions et intimidations diverses deviennent les outils de dissuasion d’un État faible et dysfonctionnel. « Confrontés à un climat d’insécurité hors pair, les citoyens deviennent réticents à réclamer une vie meilleure par crainte d’être étouffés ou victimes de ces actes de répression. »

Rien de nouveau sous le soleil

Nombre de ces pratiques ne diffèrent guère des politiques de terreur instaurées par les anciennes élites politiques. Qui a oublié les Volontaires de la sécurité nationale (VSN) — les fameux tontons macoutes créés par François Duvalier pour contourner l’influence des Forces armées alors contrôlées par l’élite mulâtre — et qui ont été le véhicule principal de son pouvoir despotique ?

« L’État utilisait la violence et avait élaboré une politique de répression pour contrecarrer les opposants du système, explique le sociologue Chenet Jean Baptiste de l’Université d’État d’Haïti. Les duvalieristes avaient les VSN à travers lesquels la violence du pouvoir fut instrumentalisée. »

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Cette tradition autoritaire s’est poursuivie sous le régime de Jean Bertrand Aristide, selon un rapport de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides. Ce gouvernement a fait le choix « d’armer les jeunes hommes désœuvrés, souvent considérés comme ses hommes de main, appelés Chimères, afin d’intimider l’opposition », peut-on y lire.

« Les tontons macoutes et les chimères sont les manifestations les plus célèbres de la violence politique en Haïti, continue le document. Bien que largement politisés, ces groupes armés avaient des liens étroits avec le crime organisé ».

« De nos jours, les gangs armés représentent des groupes mercenaires qui sont parfois politisés et instrumentalisés par l’État, la bourgeoisie ou des acteurs politiques », ajoute Pierre Espérance.

Les gangs vendent leur service

Selon les mots du coordonnateur du RNDDH, les gangs n’ont pas de propriétaire. L’ex-policier Jimmy Cherisier dit Barbecue, chef de file d’une coalition de groupes armés baptisée « G9 an fanmi », a fait des déclarations similaires lors d’une session Facebook en direct.

Barbecue avait ainsi rendu publics les noms d’un ensemble de personnages politiques, de membres de l’opposition et du secteur des affaires pour lesquels il disait avoir déjà travaillé. Parmi lesquels, les sénateurs Antonio Cheramy, Youri Latortue, l’opposant du pouvoir Rony Timothée et l’homme d’affaires Réginald Boulos.

La création de « G9 an fanmi » laisse perplexes les organismes de défense des droits humains

D’autres événements survenus en 2019 tendent à confirmer le lien entre acteurs politiques et chefs de gangs. Par exemple, l’ex-président de la commission Justice et Sécurité du sénat de la République, Jean Renel Sénatus, a révélé que l’ancien sénateur Garcia Delva était en contact permanent avec Arnel Joseph, ex-chef de gang à Village de Dieu, un bidonville du centre de la capitale.

L’État protège ses arrières

La création en juin 2020 de « G9 an fanmi » laisse également perplexes les organismes de défense des droits humains. Cette initiative hors norme a-t-elle pour but de ramener la paix ou n’est-elle qu’une démarche politique du sommet de l’État en vue de remporter les prochaines élections ?

Lorsque des membres de la fonction publique sont impliqués dans des crimes ou accusés d’être de connivence avec les bandits ou des troupes armés, cela ne personnifie pas l’État, nuance toutefois le sociologue Chenet Jean Baptiste.

Pierre Espérance, lui, croit que si l’État n’a entrepris aucune poursuite contre ses agents coupables d’exactions graves contre les citoyens, c’est qu’il est de connivence avec les actions commises. « Même dans les manifestations, les formes de brutalité épousées par la police sont le résultat d’une répression bien planifiée », dit-il.

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La justice haïtienne est totalement impuissante. Le juge Jean Wilner Morin estime même que le système judiciaire est à genoux et que sa faiblesse l’empêche d’agir dans certains crimes politiques, pourtant dénoncés publiquement.

« La faiblesse des institutions judiciaires ne leur a pas permis d’apporter des réponses claires à ce genre de cas, qui posent encore plus la question de l’impunité », dit le juge Jean Wilner Morin, aussi président de l’Association nationale des magistrats haïtiens (ANAMAH).

Chose certaine, les rapports proprement incestueux entre le monde politique et les chefs de gang contaminent la jeune démocratie haïtienne depuis une trentaine d’années.

Et l’institution policière, quoique fragilisée, est la seule force légale pour combattre l’insécurité et mettre au pas les membres des gangs criminels. « Le problème, c’est que les agents de la PNH sont eux aussi des victimes de cette panique généralisée causée par le mode de gouvernance actuel qui repose sur le support des groupes armés », conclut Pierre Espérance.

Emmanuel Moïse Yves

Photo couverture: Haiti Liberté

Journaliste à AyiboPost. Communicateur social. Je suis un passionnné de l'histoire, plus particulièrement celle d'Haïti. Ma plume reste à votre disposition puisque je pratique le journalisme pour le rendre utile à la communauté.

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