Dans les villes de province, les chaînes de télévision locales sont étouffées par l’envahissement de CanalSat et de NuTv. Par manque de publicités, ces télévisions risquent la mort. Tout un pan du journalisme local risque la disparition sans une intervention de l’État.
L’arrivée massive des dispositifs CanalSat et NuTV dans les villes de province a profondément bouleversé le fonctionnement des chaînes de télévision locales qui, à la longue, risquent de disparaître.
Contrairement à Port-au-Prince, les chaines de télévision dans des villes comme Jérémie ou Cap-Haïtien ne se comptent pas par dizaines. Elles émettent en mode analogique avec souvent des images de qualité médiocre.
Cependant, ces stations de télévision demeurent importantes dans la vie des gens de ces zones parce qu’elles diffusent des contenus locaux et s’intéressent chaque jour à l’actualité de ces localités. Elles couvrent un pan de la vie locale qui ne séduira pas forcément les chaines de Port-au-Prince.
Néanmoins, les opérateurs de télévision numériques dont CanalSat et NuTV viennent changer la donne avec des offres à bas cout qui incluent les télévisions étrangères et quelques chaines de Port-au-Prince, mais excluent ces télévisions communales.
À mesure que le succès de ces compagnies se précise, ces chaines locales sont moins regardées. Parce qu’elles ne sont plus regardées, elles ne reçoivent plus de publicités des entreprises qui préfèrent verser leur argent directement aux chaines de la zone métropolitaine. Cette situation fragilise ces médias qui font un travail de proximité et donnent aux gens de ces zones l’opportunité de voir leur actualité et leur propre vie sur le petit écran.
Facilité d’accès
Carmelo Félix Serge, directeur de Télé Dynastie à Saint-Marc avoue que la facilité de l’accès aux bouquets de chaînes étrangères qui émettent en mode numérique réduit considérablement l’audience. « L’on assiste à l’abandon progressif des foyers de nos chaînes locales qui émettent en mode analogique », constate-t-il.
Se procurer d’un bouquet de CanalSat dans la ville de Jérémie ne coûte pas cher. Avec 1200 gourdes le mois et 500 gourdes comme frais d’équipements, l’abonné peut avoir accès à un nombre important de chaînes étrangères et quelques chaines de Port-au-Prince. Des frais de 900 gourdes supplémentaires sont requis pour l’installation.
La réalité est quasiment pareille chez NuTV. L’on aura besoin de 3850 gourdes pour se procurer des accessoires pour l’installation incluant le plan mensuel de base qui est de 385 gourdes. Ce plan offre une quarantaine de chaînes incluant 12 qui émettent depuis la zone métropolitaine.
Lors des périodes de fêtes, ces compagnies offrent parfois aux nouveaux abonnés des plans spéciaux à meilleur marché, ce qui réduit encore plus le prix de ces dispositifs.
La lente destruction
La stratégie de NuTv et de CanalSat de se concentrer dans les villes en dehors de la zone métropolitaine n’est pas sans conséquence. « Peu importe les évènements qui se sont déroulés dans la région, les gens ne sont pas informés par les chaînes de télévision locales », regrette Wenchel Jean Baptiste, directeur général de la Télé Caramel dans le sud du pays.
Julio Cherestin, responsable de programmation à la TV Quotidien dans la ville de Hinche, croit que les entreprises locales doivent être protégées. « On ne peut pas permettre à un bouquet de programmes étrangers de s’installer sur le territoire au détriment des chaînes locales, dénonce-t-il. On assiste à un affaiblissement progressif de nos chaînes ».
Et une partie de la solution passe par une intervention de l’État. « Le problème n’est pas forcément ces bouquets qui offrent des contenus étrangers », renchérit Wenchel Jean Baptiste. Il estime que le Conseil national de télécommunication (CONATEL) devrait exiger à NuTV et Canal Plus, notamment, de placer les chaînes régionales en priorité.
Absence de publicité
Les chaines de télévision de la zone métropolitaine de Port-au-Prince sont parmi les grands gagnants de l’invasion des offres numériques.
« Storm TV, Télé Éclair, TNH, Télé Timoun, Télé Quisqueya, Télé Caraïbes, entre autres, sont des chaînes qui retransmettent leur contenu en mode numérique à partir de partenariats d’échanges de services avec NuTV », révèle un responsable de NuTV sous couvert d’anonymat, parce qu’il n’est pas autorisé à prendre la parole au nom de la compagnie.
Carmelo Felix Serge se plaint que cette intégration de la quasi-totalité des chaînes de Port-au-Prince leur fait perdre de la publicité. « Les entreprises de la capitale ne nous confient plus de la publicité. Elles misent à présent sur les médias sociaux et sur le prolongement des chaînes de la capitale dans les villes de province par le biais de ces plateformes numériques ».
Wenchel Jean Baptiste fait savoir que la diminution des espaces publicitaires dans la plupart de ces médias engendre le licenciement d’un nombre important d’employés.
Les chaînes de télévision de Port-au-Prince ne font pas nécessairement d’efforts pour couvrir la réalité quotidienne de ce qui se passe dans les provinces comme Saint-Marc ou Mirebalais
Envahissement des villes de province
« Jacmel, Mirebalais, Cap-Haïtien sont, entre autres, des villes du pays où NuTV a un taux de couverture très considérable », admet le responsable de la NuTV. Il se montre toutefois réticent à partager des informations sur la quantité d’abonnements de NuTV, dans ces villes.
Canal Sat, contacté sur le sujet, n’a pas voulu répondre à l’interview.
Par ailleurs, malgré les avantages que leur offre une couverture plus importante, les chaînes de télévision de Port-au-Prince ne font pas nécessairement d’efforts pour couvrir la réalité quotidienne de ce qui se passe dans les provinces comme Saint-Marc ou Mirebalais.
Le problème du contenu original
La création de contenus de qualité demeure un problème difficile à résoudre pour les chaines régionales. NuTV achète leur contenu et a donc le droit de transmettre les images en toute légalité.
« L’absence de production de contenus locaux dans les chaînes haïtiennes profite aux contenus étrangers (films et vidéos) très diffusés par les chaines locales » remarque le responsable de Nu-TV. « Ces contenus sont donc similaires à ceux des chaînes étrangères que nous offrons et [normalement] les chaînes locales ne sont pas autorisées à les diffuser. »
Pour sa part, le directeur de la Télé Caramel, croit que si des contenus étrangers sont piratés et diffusés par des chaînes locales c’est parce que le secteur fait face à de graves contraintes financières. « Les chaînes de télévision n’ont pas de moyens financiers pour acheter les droits d’auteurs. »
Un affront à la culture haïtienne
Selon certains, cette carence de contenus typiquement haïtiens impacte l’identité même des citoyens du pays. «C’est de l’acculturation, les enfants en bas âge qui grandissent avec CanalPlus et NuTV pourraient se sentir plus Français [par exemple] que haïtiens », remarque Wenchel Jean Baptiste, qui ajoute que le CONATEL ne fait rien pour la protection des chaines locales.
Le responsable de médias dans la ville des Cayes, qui est aussi sociologue, croit que le désengagement citoyen observé chez nous, est dû au fait que les gens sont beaucoup plus au courant de ce qui se passe en France et aux États-Unis qu’en Haïti.
Le désengagement citoyen observé chez nous, est dû au fait que les gens sont beaucoup plus au courant de ce qui se passe en France et aux États-Unis qu’en Haïti. – Wenchel Jean Baptiste
Quant au responsable de la NuTv, il pense par contre que le libre accès à ces chaînes étrangères favorise l’ouverture d’esprit.
Au-delà de l’offre de NuTv et de Canal Plus, Télé 20 a eu un contrat pour la reprise quotidienne en direct de France 24, en français, quatre heures par jour à Port-au-Prince. Ce contrat à sens unique permet de relayer France 24 et non la Télé 20 sur cette chaine française.
Un régulateur impuissant
Le CONATEL, en tant que régulateur, n’a pas de provisions légales pour intervenir sur les contenus télédiffusés. Le décret du 30 octobre 1969 portant création du CONATEL lui confère uniquement le droit de réguler les aspects techniques de la diffusion. Malgré les modifications apportées en 1987 dans ce décret, le CONATEL demeure impuissant face au problème de contenu dans les médias.
Wenchel Jean Baptiste admet que le CONATEL gère la télécommunication et non la communication dans le média en Haïti. « Outre les ingénieurs en électronique ou en broadcasting, il faut aussi des spécialistes en communication pour fixer les normes et suivre la programmation dans les médias », explique-t-il.
En France par exemple, il y a un conseil supérieur de l’audiovisuel. Cette instance fait le monitoring des contenus de toutes les radios et télévisions.
En 2017, le CONATEL avait pour projet de migrer les chaines locales au numérique. Jusqu’à date, rien de concret n’a été communiqué sur la réalisation de ce projet.
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