CULTURESOCIÉTÉ

Avec Kaï, Richard Cavé dénonce la situation chaotique du pays

0

Le titre Nou Pa Moun Ankò montre que l’Haïtien a perdu ses capacités de dialoguer, de favoriser la collectivité, de critiquer, de choisir ce qui est bon. En un mot, il est déshumanisé.

Ces dernières années, nous pouvons compter sur les doigts de la main les artistes et groupes Compas qui se montrent intéressés à la situation chaotique d’Haïti, à travers leur œuvre musicale.

Certes ils se plaignent à n’en plus finir en raison des bals, des festivals et du carnaval national qui ne peuvent pas se réaliser comme à l’ordinaire, mais dans leurs productions, l’amour est le premier sujet. Les compositions de nos groupes musicaux montrent souvent que tout va comme sur des roulettes en Haïti.

Dans un précédent article que nous avons écrit pour Ayibopost, ayant pour titre Pourquoi autant de love dans le Compas, les analyses ont montré que l’amour reste le sujet le plus facile à écrire et à comprendre. D’ailleurs cela fait partie de la vie quotidienne des artistes.

Toutefois, le groupe Kaï de Richard Cavé vient de gratifier les mélomanes d’un texte hors de l’ordinaire qui décrit la réalité du pays. Il s’agit de la chanson Nou Pa Moun Ankò, en onzième position sur le dernier album Jije m, fraîchement sorti.  Cette chanson met à nu les dérives du pays, la méchanceté de nos dirigeants, les mauvais choix que font les Haïtiens à chaque élection, entre autres.

Lire aussi: Les musiciens haitiens tuent le Konpa!

Déshumanisation en cours

Ayibopost a contacté Richard Cavé, le porteur de ce message. Il n’a pas mâché ses mots face à la situation actuelle du pays. « Aujourd’hui la société haïtienne est lamentable. C’est une société où la haine et l’égoïsme règnent. Je suis toujours touché personnellement par les crimes qui sont commis dans mon pays. Mon père, ma mère, mes frères et sœurs vivent toujours en Haïti. Je suis le seul membre de ma famille qui vit à l’extérieur du pays. Quand je dénonce la misère, l’ingratitude et l’acculturation chez mes compatriotes, cela vient du coeur», explique l’ancien chanteur du groupe CARIMI.

Richard Cavé dénonce les bains de sang en Haïti. Depuis des années des compatriotes tombent comme des mouches, sous les yeux impassibles des dirigeants. Le texte aborde les mauvais choix lors des élections, faits de façon émotive, et qui contribuent à la situation chaotique du pays aujourd’hui.

Pour le lead du groupe Kaï, le comportement des Haïtiens enlève leur humanisme. « Le souffle de vie ne veut rien dire pour les Haïtiens, regrette Richard Cavé. BIC, l’un des paroliers de cette chanson, m’a demandé d’ajouter « prèske » dans le texte. Il voulait qu’on dise « nou prèske pa moun ankò ». J’ai accepté la modification dans la chanson, mais le titre lui ne change pas. »

Pour Orso Dorélus, philosophe de l’art, la musique de Kaï est sortie à un moment où les Haïtiens souffrent du syndrome de l’amnésie. Cela les empêche de se rappeler certains événements. Le chercheur estime que la chanson traduit une démarche critique philosophique.

Le titre Nou Pa Moun Ankò montre que l’Haïtien a perdu ses capacités de dialoguer, de favoriser la collectivité, de critiquer, de choisir ce qui est bon. En un mot, il est déshumanisé.

Kaï répète Beethova Obas

Richard Cavé répète Beethovas Obas. Nou Pa Moun est aussi un titre de ce chanteur-compositeur-interprète, gravé sur son deuxième album « Si » sorti en 1993, produit par Declic Communication. 28 ans après, Kaï garde le même titre ou presque, les mêmes figures rhétoriques dans la construction des vers, la même idée, dans un contexte sociopolitique qui n’a pas changé pour le meilleur.

Le souffle de vie ne veut rien dire pour les Haïtiens, regrette Richard Cavé.

Dans son morceau, Beethova Obas dénonçait à sa manière la haine, l’injustice, les inégalités, les crimes. Le chanteur réclamait l’amour, l’humanité, et la solidarité. Le texte d’Obas est d’une grande portée philosophique, et présente de façon métaphorique le cas d’Haïti qui est malade jusqu’aux os.

« La chanson de Beethova Obas a une dimension poétique très fermée : le message est voilé. Par contre le groupe Kaï montre clairement qu’il met la politique actuelle en chanson», précise toutefois Dorélus.

Questionné sur ces similitudes, Richard Cavé avoue qu’il n’a jamais entendu la pièce de Beethova Obas, dont il se dit un fan inconditionnel.  Cavé assure avoir écrit la sienne une semaine après la mort de l’ancien président Jovenel Moïse. Touché par la mort tragique du président, il n’a pas conçu cette chanson pour connaître un succès fou, mais pour divulguer un message important à la nation haïtienne.

D’autres exemples remarquables

Sortir des chansons qui traitent les problèmes sociopolitiques en Haïti est rarissime chez nos artistes. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela. D’abord, les artistes et les politiciens traditionnels, qui sont responsables de la situation du pays, s’entendent souvent parfaitement bien. On se rappelle qu’au moment où tout marchait mal sous l’administration de Michel Joseph Martelly, le slogan « Kite Peyi m mache » faisait tâche d’huile parmi des musiciens.

Lire aussi: Consommons-nous du Konpa à base de cocaïne?

Ensuite, la majorité de ces artistes ne vit pas en Haïti. Ceux qui se trouvent dans le pays s’en vont en République dominicaine dès que la situation locale s’envenime. Ils ne connaissent guère ce que la population vit au quotidien.

Enfin la femme, le sexe, le « bling bling » c’est ce qui fait le mode de vie de beaucoup d’artistes haïtiens. Les vêtements, les bijoux, les voitures luxueuses dominent dans leurs  vidéos par exemple.

Mais quand même d’autres groupes Compas ont eu le courage de décrire notre triste réalité, comme le fait Kaï. Jean Hérard Richard, dit Richie, est coutumier de cela. Dans des textes comme A Lanvè, sur l’album Yo Remele (2006); Linite, gravé sur l’album 10 ans plus tard (2009);  Priyorite ou encore Nou Se Ayisyen, la star du groupe Klass ne fait que dénoncer.

Dans son mémoire de licence, Orso Antonio Dorélus a présenté toutes les chansons de Richie qui questionnent la politique du pays. Ce sont tous des textes riches en messages.

D’autres groupes ne restent pas bouche bée non plus. Nous pouvons citer entre autres : Nu-look dans la chanson titrée Pays Jeunesse Futur ; T-Vice dans Ayiti P ap Kraze ; Djakout # 1 avec la chanson Bri Sapat, et tant d’autres. Le thème de la migration, touchée par Richard Cavé dans son titre, a aussi été traité dans une compostion de Gazzman et Dener Ceide, San manti, sorti en 2016, sur l’album Klere yo.

Nazaire « Nazario » JOINVILLE

Photo de couverture: Le Nouvelliste

Nazaire JOINVILLE est doté d'un baccalauréat (licence) en communication sociale à l'Université d'État d'Haïti. Il est actuellement étudiant à la maîtrise en Cultures et espaces francophones (option linguistique) à l'université Sainte-Anne au Canada. Il est aussi adjoint à la recherche à l'Observatoire Nord/Sud qui constitue le foyer principal des activités de la Chaire de Recherche du Canada en Études Acadiennes et Transnationales (CRÉAcT). Les recherches de Nazaire portent sur la musique haïtienne en particulier le Konpa, le contact des langues et la francophonie. Il est le responsable et créateur de la rubrique "Le Carrefour des Francophones" dans le Courrier de la Nouvelle-Écosse, un journal français au Canada.

    Comments