Insécurité

Aji Vit, le gang qui sème la terreur au Cap-Haitien

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Le gang Aji Vit est en partie responsable du climat d’insécurité installé dans la ville du Cap-Haïtien

Au début du mois de mars 2020, deux individus armés s’introduisent dans une maison de transfert à Vertières, au Cap-Haïtien, pendant qu’un troisième les attend à l’extérieur.

Quelques secondes après, les images de la vidéosurveillance de l’entreprise les montrent en train d’agresser le seul agent de sécurité dans la salle.

Ils lui prennent son arme, lui tirent dessus. L’homme rend l’âme peu après, à l’hôpital. Les images vidéo ne permettent pas de confirmer s’ils ont aussi pillé la maison de transfert.

Cette attaque à main armée ressemble à plusieurs autres agressions qui ont eu lieu depuis quelque temps dans la deuxième ville du pays après Port-au-Prince. Elles ont toutes ciblé des agents de sécurité, principalement ceux des pompes à essence. Quelques semaines plus tôt, dans le quartier de Madeline, des armes de calibre 12 ont été saisies dans une station à essence.

La plupart de ces attaques seraient dues à un gang meurtrier, qui contrôlait la ville : Aji Vit. Récemment, ce gang avait encore une fois été au cœur d’un épisode de violences qui a mis la ville sous choc.

Aji Vit et un groupe rival d’un quartier populaire voisin, Nan Bannann, se livraient une guerre sans merci depuis longtemps.

Mais c’est le mercredi 10 juin 2020 que les vraies agitations ont eu lieu. Des tirs à l’arme lourde résonnaient ici et là. Des colonnes de fumée noire, tristes témoins d’une situation de panique, montaient vers le ciel à Shada 2, un bidonville situé à quelques minutes du centre-ville. C’était après que le cadavre de Joseph Larousse, policier appartenant au corps de l’UDMO, ait été retrouvé près de l’aéroport de la ville.

Mal préparée

Gédéon est un policier de l’UDMO, originaire de Shada 1, un autre quartier situé en face de Shada 2. Il explique que toute cette agitation provenait d’une opération policière qui a mal tourné. « Une patrouille passait dans la zone, pour aller faire une relève dans la ville de Pignon [à quelques kilomètres du Cap-Haïtien, NDLR]. L’un des bandits, connu sous le nom de Lougawou, a tiré sur eux et un policier a été blessé à la jambe. Ses collègues se sont empressés de l’amener à l’hôpital. »

Certains ont préféré prendre la fuite. Mais en partant, comme ils tiraient partout, Joseph Larousse a été atteint

Après s’être assuré que le blessé recevait des soins, les policiers ont alors décidé de venger leur frère d’armes. Mais seulement quatre agents ont choisi de pénétrer dans le bidonville. « Ils se sont mis en binôme, dit Gédéon. Joseph Larousse était avec un autre collègue inspecteur. Entretemps, les bandits ont appris que la police faisait une descente. Certains ont préféré prendre la fuite. Mais en partant, comme ils tiraient partout, Joseph Larousse a été atteint. »

D’après Gédéon, le policier n’était pas mort sur le coup. Il se serait évanoui. Son collègue a récupéré son arme, mais n’a pas fait de couverture pour sortir du bidonville avec Joseph Larousse. Lorsqu’il a rejoint les autres à l’extérieur, ils ont décidé de partir.

Joseph Larousse est alors intercepté par les bandits. Il revient à lui pendant qu’il est entre leurs mains. Un peu plus tard, des renforts sont venus, à la recherche du corps de Larousse qu’ils croyaient mort. Dans cette nouvelle opération, un bandit a perdu la vie. À la nouvelle que l’un des leurs a été tué, les malfrats qui avaient capturé Joseph Larousse l’auraient battu jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Dans la soirée, tout en tirant sur leur passage, les bandits sont allés déposer le corps du policier au carrefour de l’aviation.

Gang puissant

Plusieurs bidonvilles se sont installés au Cap-Haïtien, progressivement au cours des années. Sur la route qui mène du centre-ville à l’aéroport, il n’y en a pas moins de quatre, tous limitrophes : Nan Bannann, Shada 1, Shada 2 et Konasa.

Aji Vit était installé à Shada 2. Peter, ainsi connu, c’est le nom de son chef. Son lieutenant, un dénommé Jeje, avant qu’il soit arrêté par la police, contrôlait quant à lui un quartier voisin appelé Fougerolles. Quand ils le souhaitaient, les soldats du gang bloquaient la route, coupant une partie de la population qui vit en banlieue de son accès à la ville.

Lire ensuite: Les gangs sont de véritables entreprises mafieuses. Voilà comment ils s’organisent.

D’après Gédéon, les hommes d’Aji vit rendaient la vie impossible à la population. Comme il est né à Shada 1, il connaît bien les bandits. « La plupart des braquages à moto dans la ville étaient leur œuvre, » a-t-il affirmé. On les connait, mais la Police manque parfois d’informations pour les mettre hors d’état de nuire. Après la mort de Larousse, beaucoup d’entre eux se sont réfugiés au Trou-du-Nord, dans une localité appelée Cité Marc Ducheine. »

Affaibli, mais présent

Anasse Dorival est porte-parole de la Police nationale d’Haïti dans le département du Nord. Il fait partie de la première promotion de la PNH. Depuis une vingtaine d’années, il est basé au Cap-Haïtien. D’après lui, la deuxième ville du pays n’a pas un grand historique en matière de gangs. « Il n’y avait pas de groupes armés constitués, dit l’inspecteur. Il s’agissait surtout de bandits isolés. Aji Vit n’existe pas depuis longtemps, et il n’est pas le seul groupe armé de la ville. Mais les autres sont plus effacés, et ne font pas souvent parler d’eux. »

La mort du policier Joseph Larousse a accéléré une décision de la mairie de la ville de détruire le quartier de Shada 2. Au mois de juin 2020, des pelleteuses ont mis à terre la plupart des maisons de la zone.

D’après l’inspecteur, avec la destruction de Shada, le gang est disloqué et affaibli, et n’a plus la même capacité de nuisance. « À leur début, il fallait être fin pour les détecter, poursuit Anasse Dorival. Ils utilisaient leurs copines, regroupées au sein de AjiGirls, comme pions, pour leur fournir des informations. »

Sa première action après sa convalescence a été de tuer le père de Peter

L’inspecteur croit que désormais, il n’y a plus de cache-cache dans les couloirs étroits de Shada, ce qui empêchait les interventions policières.

Parti d’une gare

Le conflit, qui a dégénéré en guerre de gangs, et affrontements avec la PNH, vient de loin. Entre Shada 1 et Shada 2, il y a une gare routière. C’est de là que partent les bus qui desservent les départements du Nord-Est et du Centre. Aux côtés de la gare, un marché informel très prisé s’est développé.

Selon Gédéon, la zone de la gare routière est la source de tous les maux dont sont responsables les soldats de Peter. Comme la gare est située entre les deux quartiers de Shada, le partage des bénéfices des rançons se faisait à deux.  « Il y a eu un problème entre les deux chefs, Peter de Shada 2, et celui de Shada 1 qui s’appelle Waldeck. Les hommes de Peter l’ont roué de coups de machette. Il était en très mauvais état, mais au final il s’est rétabli. »

Lire aussi : Maisons détruites. Silence radio. Les habitants de Shada 2 abandonnés à leur sort.

Alors Waldeck a voulu se venger. « Sa première action après sa convalescence a été de tuer le père de Peter, continue Gédéon. Et c’est ce qui a mis le feu au poudre. »

Harry, qui vit maintenant à Port-au-Prince, est né à Shada 2. Sa famille y vit encore. « C’est parce que Peter voulait plus d’argent de la gare que la guerre a commencé, confirme-t-il. Le partage n’allait plus être équitable. Les hommes d’Aji vit sont plus organisés et plus forts. La dernière fois que Shada 2 a envahi Shada 1, cela s’est passé sous mes yeux. J’ai des amis qui ont perdu la vie ce jour-là. »

Et la Police ?

Selon l’inspecteur Dorival, cette gare était une vraie vache laitière. « Nous avons récemment arrêté un dénommé Johnson, un jeune de 19 ans, qui faisait partie d’Aji vit. Il était responsable de collecter les sommes de chaque chauffeur, et de les rendre à Peterson. »

L’inspecteur regrette que certains partenaires de la Police, qu’il n’a pas cités précisément, ne collaboraient pas assez pour résoudre le problème de la gare. « La police voulait avoir plus de contrôle sur la gare, explique-t-il, mais certains partenaires n’acceptent pas ce contrôle, car ils ont créé la gare pour certaines raisons. Or quand quelqu’un collecte de l’argent de la gare, il s’achète des armes. Ces informations arrivent en retard à la Police. »

Le maire Esaïe Lefranc a lui-même accusé le délégué départemental de fournir armes et support à Aji Vit

Maintenant qu’Aji Vit a été délogé de Shada 2, la gare a échappé à leur contrôle. Selon certains témoignages, ce sont des policiers qui s’occupent maintenant de récupérer l’argent des mains des chauffeurs. Ils sont basés au sous-commissariat de police situé à quelques mètres seulement de la gare.

« Il y en a un en particulier qui rançonne même les petits commerçants qui sont dans l’espace. Chaque après-midi, il fait le tour des entreprises. Il ne les braque pas, mais dès qu’il y rentre, ou qu’il passe devant un commerçant, on sait qu’il faut lui donner la somme qu’on lui doit, » dit un habitant de Shada 2 qui demande l’anonymat.

Anasse Dorival dément ces informations. Toutefois, le porte-parole assure que s’il avère que des policiers s’adonnent à ces pratiques, ils seront punis sévèrement.

Relents de politique

Le conflit entre les quartiers avait également des ramifications politiques. Le 17 octobre 2019, en plein peyi lok, des opposants à Jovenel Moïse s’étaient rassemblés pour une manifestation antigouvernementale. Le rendez-vous était donné au rond-point de Samarie, qui se trouve à seulement quelques mètres du QG de Aji vit.

Quelques instants après le début du rassemblement, les hommes de Peter s’en sont pris aux manifestants. Dans le camp des opposants, il y a eu des blessés. En colère, les manifestants ont incendié des maisons à Shada 2. Au cours de la même nuit, les hommes de Shada 2 ont à leur tour brûlé des maisons à Nan bannann, jugé pro-opposition.

C’est de là que le conflit s’est étendu à presque tous les quartiers environnants. D’après Gédéon, les hommes de Nan Bannann ont profité des événements du mercredi pour régler leurs comptes avec Shada 2, et Fougerolles, incendiant des maisons dans ces deux quartiers.

Les rumeurs qui circulent dans la ville font croire que Pierrot Augustin Degault est l’un des instigateurs de l’agression des manifestants. Il est délégué départemental du Nord et il aurait des liens étroits avec le gang.

D’après Patrick, un journaliste du Cap-Haitien, le délégué serait impliqué jusqu’au cou. « Tout le monde sait que c’est lui qui a commencé à armer Aji Vit, dit le journaliste. Ce gang est pro-pouvoir. »

Pour Harry aussi, il ne fait pas de doute que l’homme de fer du Cap-Haïtien a joué un rôle. « Il a cherché à trouver une entente entre les groupes rivaux, dit-il. Mais cette entente ne tient pas, les bandits continuent à s’attaquer les uns les autres. Mais de temps en temps ils permettent à la population de fonctionner normalement. »

Selon lui, le nom du délégué est souvent cité dans son quartier : « Il y a encore des personnes qui peuvent circuler librement à la fois à Shada 2 et à Shada 1. Et elles rapportent toujours qu’entre Peter et lui, il y a de grandes affinités. »

Le maire Esaïe Lefranc a lui-même accusé le délégué départemental de fournir armes et support à Aji Vit. Nous avons contacté Pierrot Augustin Delgault à plusieurs reprises. L’article sera mis à jour avec ses réactions s’il nous répond.

Retour de flame

Le 10 février 2020, dans la matinée, soit trois jours après le 7 février, il était impossible pour toute personne d’accéder au centre-ville du Cap-Haïtien, si elle habitait à « lòtbò pon ». Aji vit s’était mis au travers de la route. Ils auraient été déçus par le délégué qui n’aurait pas tenu certaines promesses.

« Le délégué avait promis que les maisons brûlées seraient reconstruites, dit Patrick. Il aurait aussi assuré que le lieutenant de Peter, Jeje, serait libéré. Il avait été arrêté alors qu’il était à l’hôpital pour se soigner d’une blessure par balles. »

Comme ces promesses n’ont pas été respectées, Peterson aurait changé de camp pour se mettre face au délégué. « À l’École nationale de Fort Saint-Michel [une localité proche de Shada], ils ont mis le feu à une section pour le troisième cycle, que le délégué avait fait construire, avant qu’il soit au pouvoir », assure le journaliste.

Jameson Francisque

Gedeon, Harry, Patrick sont des noms d’emprunt pour protéger l’identité de nos sources.

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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