J’observe.
C’est la phrase fétiche que je balance à chaque fois que l’on me demande ce que je pense de la situation de ce pays. J’observe. Je prie pour ne rien oublier de ce que mes yeux ont vu, de ce que mes oreilles ont entendu. Je ne veux pas avoir la mémoire courte, et acclamer aujourd’hui nos bourreaux d’hier, passant un trait bienveillant sur tout le mal qu’ils nous ont fait.
Non, je ne veux pas être ce citoyen.
J’observe et je cherche à mesurer au centième près l’étendue de notre hypocrisie. Car oui, hypocrites: nous le sommes. Nous nous plaignons quand cela va mal pour nous et notre entourage. Autrement, nous nous en foutons. Je ne sais ni pourquoi ni comment mais, notre esprit de peuple est ainsi formaté. Peut-être que je devrais recourir à l’excuse facile de l’esclavage ? Devrais-je me dire, pour faire passer la pilule, que nous avons hérité cette manière de penser du temps où notre sang colorait les champs du maître ? Une excuse un peu trop facile à mon goût.
Ce pays est la résultante de la somme des maladies de son peuple. Il est à l’image d’un quartier où chaque maison contiendrait des rats morts, bien morts, enfin aussi morts qu’un rat puisse l’être. Chaque habitation aurait une odeur immonde, qui vous prendrait à la gorge, vous donnant un haut-le-cœur jusqu’à vous faire vomir. Imaginez chaque locataire, pelle et sceau en main, cherchant à nettoyer uniquement sa maison. Détergent, eau, gants, masques: la grande opération pour ensuite tout déverser dans la rue. La maison est propre mais la rue est immonde. Mais qu’importe. Un voisin n’a pas les moyens de nettoyer la sienne, qu’importe. Voilà, ce que nous sommes: des locataires sans cervelle préférant nettoyer leurs chambres au lieu de dératiser la zone.
Et cela m’amène à ces grèves, la grande actualité de l’heure.
Une grève est une bonne chose en général. C’est le moment de s’arrêter, de regarder ses oppresseurs droit dans les yeux et de leur faire comprendre que quelque chose ne va pas. Faire pression. Faire prendre conscience. La fronde de David contre le front de Goliath. Mais à quoi sert une grève si le problème qu’il souhaite résoudre est le résultat de tant d’autres problèmes non résolus ? Les ouvriers de la SONAPI font la grève, pour une augmentation de salaire. C’est bien. Mais ce salaire une fois augmenté, le prix de l’essence va-t-il pour autant diminuer ? Auront-ils alors une bonne couverture d’assurance ? Mangeront-ils mieux ? Il est peu intelligent de penser qu’une fois un problème résolu, les autres le seront automatiquement.
C’est la même situation avec les autres grèves en cours ou à venir. Celle des étudiants de la FASH, de l’Enarts, celle des professeurs réclamant le paiement d’arriérés de salaire, du personnel des hôpitaux publics. Ils décident de faire la grève pour résoudre de manière temporaire un aspect du problème: celui qui les concerne. Une fois leurs revendications honorées, on n’en entend plus parler. Tout va bien jusqu’au jour où rien ne va plus. Et c’est de nouveau un concert de voix mécontentes réclamant à tort ou à raison le respect de leurs droits. Pure hypocrisie…
Bandes d’idiots ! Ne voyez-vous donc pas qu’il s’agit de nous sauver tous, autant que nous sommes ? Voulez-vous donc scinder le bateau et faire votre petit canot personnel, satisfait d’avoir abandonné vos compagnons qui ne savent pas nager? Nous ne sommes plus aux temps de l’esclavage que vous semblez toujours chérir dans votre subconscient. Nous sommes à l’heure de la solidarité face à l’adversité, du concert de voix face à la tempête. Dites-moi seulement quand prendrez-vous enfin conscience que salir sa rue alors que l’on nettoie sa maison est foncièrement con.
À quand la grève réelle, généralisée, partagée, soutenue ? À quand le mouvement qui nous mettra dans la rue, épaule contre épaule pour protester contre la vie que nous menons tous ? Quand pourrons-nous, ensemble, élever la voix pour dire non ? Pas seulement pour le salaire minimum. Ou pour de meilleures conditions d’apprentissage. Mais dire non à tout ce système ? Aux politiciens véreux, aux nouveaux colons, à l’analphabétisme, aux élections truquées, au manque d’espace de loisirs pour nos enfants, à la démoralisation de la vie publique. Non à la misère sous toutes ses formes, toutes ses apparences, et tout son contenu.
A quand cette grève utile et définitive, où nos pieds épuisés sur l’asphalte continueront quand même leur marche, pendant que nous entonnerons le même refrain : Oh Misère dis-nous quelle langue tu parles, nous te dirons comment te taire ?
A quand cette grève…?
Staël Nirvania ANTOINE
Image: Edine Celestin
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