La multiplication des crimes inquiète la Cité des Poètes, et plus largement le département de la Grand’Anse. La société civile veut prendre le taureau par les cornes
Mercredi dans la soirée, un carnaval improvisé occupait les rues étroites du centre-ville de Jérémie. Des centaines de citoyens ont bravé la nuit menaçante à l’appel d’un collectif de leaders locaux pour venir protester une « situation », inhabituelle, et inacceptable.
« Notre coutume, c’est la sécurité, a déclaré Gérald Guillaume, un défenseur des droits humains et membre du comité d’organisation de la procession. Nous sommes une ville hospitalière. Nous accueillons les gens. Nous n’avons pas une culture de kidnapping, de vol. Nous citoyens, disons non ! »
Le jour d’avant, les treize radios de la ville ont relayé une émission spéciale intitulée « Ansanm, ann kwape bandi ». Si à Port-au-Prince, les protestataires contre l’insécurité font appel à l’État pour appréhender les malfrats, les participants au programme demandent aux citoyens de prendre les choses en main dans leurs zones respectives.
« En matière de droits humains, un mort c’est trop, déclare Guillaume. Mais en droit, la légitime défense est sacrée. Nous demandons aux gens de se défendre. »
Les autres panélistes opinent du chef. Ralph Simon dirige Extension FM, la radio qui, pour la circonstance, héberge les participants au programme. Il fait appel au « Zéro tolérance ». Pourquoi ? « Parce qu’à chaque fois que la police met la main au collet d’un bandit, les politiciens demandent sa libération. Si les délinquants ne peuvent rester derrière les barreaux, nous devons les envoyer au pays sans chapeau quand ils sont pris la main dans le sac. »
Nuits hostiles
Cette colère froide prend racine dans une réalité intenable. Depuis des mois, l’insécurité rend les nuits hostiles dans cette ville séparée de Port-au-Prince par six heures de route. Les crimes et cas de vols à main armée se multiplient.
Il y a cinq jours, des bandits ont tenté de kidnapper l’une des filles du doyen du Tribunal de première instance de Jérémie. La pratique de l’enlèvement contre rançon qui vide les rues de la capitale est une nouveauté dans le chef-lieu du département de la Grand’Anse, connu pour sa verdure, son gouteux « Tonm tonm » et ses « Konparèt ».
Les villes avoisinantes se trouvent aussi en proie aux fulgurances criminelles des individus armés. 21 novembre, un groupe de bandits s’en sont pris à des prêtres au niveau du Marfranc. Ailleurs, ce sont des gangs qui opèrent et lynchent des citoyens paisibles. « La police est absente, la justice n’existe pas », conclut Guillaume.
Le département de la Grand’Anse compte plus d’un demi-million d’habitants. Moins de 200 policiers assurent leur sécurité. Beaumont et Bonbon, deux communes qui comptent ensemble environ 35 000 personnes, n’ont aucun commissariat depuis deux ans.
Sous-équipées, les forces de l’ordre ferment boutique dès 7 h, dans certains cas. Le commissariat de Jérémie n’a qu’une seule voiture fonctionnelle et celle-ci ne patrouille pas dans la soirée. En conséquence, des bandits pénètrent la maison de citoyens, pour voler et violer. Ils sectionnent les fibres optiques des compagnies de téléphone, pour les forcer à négocier. Au mois de novembre, ils ont même tenté d’attaquer une banque.
« Jamais on n’a connu une situation pareille dans notre ville », se plaint Boutroce Gally, un médecin membre du comité d’organisation des marches.
La procession de protestation a continué jusqu’à hier vendredi. Ralph Simon, diplômé en communication, estime que les médias doivent quitter leurs tours d’ivoire, pour s’engager et prendre position. « Beaucoup de médias dans le pays contribuent à la montée de l’insécurité, dit-il. Ils distillent la peur au sein de la population en donnant la parole aux bandits qui les terrorisent. C’est inacceptable qu’un journaliste responsable qualifie un bandit de “chef “ sur les ondes. »
Nou pa pè
L’appel à la proactivité trouve un écho favorable au sein de la population grandanslaise. « Nou pa pè, nou p ap janm pè », martèle la foule, à longueur des démonstrations publiques. Certains arborent des t-shirts frappés de l’inscription « konbit solidarite ak vijilans Grandans ».
D’autres transportent la lutte sur le terrain digital. Une application Facebook permet de changer sa photo de profil pour afficher la sommation : « M ap pwoteje zòn mw. Ann kwape ensekirite nan Grandans. » Les exténués disent leur ras-le-bol en commentaires. « Mache pran yo, touye yo », déclare une dame dénommée Mimonde Antoine Verrier, sous une vidéo qui retransmettait en direct une des manifestations publiques.
Le fond de vigilantisme sur lequel se déroule ce « leve kanpe » à Jérémie n’est pas nouveau dans le pays. Dans les cas extrêmes, il aboutit à des scènes d’autojustice souvent tragiques.
483 incidents de lynchage ou de tentatives de lynchage ont été relevés par la MINUSTAH entre 2012 et 2015. Les principales raisons invoquées par la population pour expliquer le recours à cette méthode expéditive sont le « manque de confiance en la police et en la justice, et la crainte que les auteurs de crimes et délits jouissent de l’impunité. »
En situation de recrudescence de l’insécurité, le phénomène tend à s’empirer. Dans un long reportage publié sur AyiboPost il y a quatre ans, le journaliste Raoul Junior Lorfils rapportait comment deux jeunes hommes ont été roués de coups, puis tués par une foule en colère à la ruelle Baron (Avenue Poupelard), à Port-au-Prince, le matin du 24 décembre 2015. « Que Dieu me pardonne. Ils ont bien fait de les tuer, », avait déclaré alors une jeune dame à qui une amie expliquait les motifs pour lesquels cela s’est produit. « Où allons-nous si même à Noël, on ne peut pas marcher à Port-au-Prince ? ».
En 2020, la capitale n’a pas attendu Noël pour que ses rues deviennent infréquentables. Malgré des changements de leadership au sein de la PNH, les cas de kidnapping s’amplifient. L’insécurité s’exporte également vers des villes jusque-là épargnées. Par exemple, les Cayes a officiellement enregistré en novembre 2019 son premier cas de kidnapping.
À Jérémie, la résistance s’organise sans l’intervention de l’État. Dans cette ville, « nous sommes des gens de lettres, déclare Ralph Simon. C’est aussi de là que vient notre réputation de ville calme. »
Widlore Mérancourt
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