L’oubli en lui-même peut être un soulagement. En ce sens le peuple haïtien qui a vécu la détresse du 12 janvier a quelque part besoin de cet oubli. Là, ne voyez pas l’oubli comme une cassure avec ce qui fut nos réalités, nos vies, nos malheurs. Voyez-le comme le voilier qui s’éloigne de la plage vers des horizons incertains. Haïti est cette femme trentenaire assise dans le sable refroidissant à l’aube, observant le 12 janvier partir avec le soleil se noyant dans la mer lointaine.
Nos souvenirs qui furent si vivaces les premières années qui ont suivi 2010 deviennent lentement flous. Nos esprits recréent une réalité qui a jadis existé, mais qui chaque jour perd de sa clarté. On oublie le nom de cette passante qui nous avait passé sa bouteille d’eau, la couleur de la chemise que portait cet inconnu qui nous a pris dans ses bras dans sa quête de réconfort collectif, le timbre de la voix de cet enfant qui ne cessait de pleurer dans le halle de l’hôpital. Les visages désemparés et perdus dont les traits étaient si bien dessinés dans nos esprits sont maintenant d’énormes canevas impressionnistes ne captant que l’essentiel de la scène chaotique du 12 janvier 2010. Les détails se perdent dans l’infinité de bons et mauvais souvenirs accumulés. Nous avons vécu depuis. Le sourire a démasqué nos visages poussiéreux et calmé nos corps tremblotants de peur.
L’oubli en lui est une bénédiction. Elle redonne vie, elle permet de vivre. De temps à autre on se surprend à avoir oublié le regard, le sourire, l’empathie d’un proche. Près de 300,000 proches s’éloignent de nos réalités allégées sous le poids de ces années passées. Il est plus qu’humain de se sentir coupable d’oublier ceux qu’on a aimés et qu’on aime encore. Il est normal que ce fragment de moment clair dans la tête d’un autre soit perdu dans votre mémoire faillible.
Entre l’individu et la collectivité, il existe « nous ». Ce « nous » qui se confond curieusement à la collectivité n’a pas les mêmes droits et privilèges que détient l’individu en matière d’oubli. « Nous » ne pouvons-nous permettre d’oublier les leçons du 12 janvier.
Malheureusement nous le faisons et avons commencé ce processus dès le 13 janvier 2010. Entre le renforcement et la pullulation de constructions anarchiques et l’absence totale de l’état dans les affaires de la population, l’homme haïtien est à rebâtir. Nous avons oublié les leçons du 12 janvier comme nous avons oublié ceux de 1804, 1934, 2004 et tant d’autres. Les responsables de la préservation de la mémoire collective ont failli à leurs tâches d’éclaireur.
Il y a de ces dates qui ne peuvent pas se résumer à un jour, mais qui doivent inspirer de grandes décisions. Le triste « nous » qui construit dans l’anarchie, pisse et chie là où il mange, vote pour un Hyppolite, n’attendent que leurs éclaireurs. Ceux-là qui semblent être encore sous le choc de 2010. Ou, sont-ils peut-être morts.
Assise dans le sable complètement refroidi, cette femme pensait le spectacle terminé après le coucher de soleil. Mais au loin elle voit cette lumière qui scintille.
Un doute glacial s’installe en elle. Elle ne sait pas si cette lumière scintillante au loin part avec les souvenirs du 12 janvier ou c’est le retour des éclaireurs tant attendu.
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