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KPK : L’eau coule, mais les tensions persistent au sein du comité

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Depuis début février, l’eau coule dans le canal de Ouanaminthe, couronnant les efforts des Haïtiens de la diaspora et ravivant les espoirs de renouveau agricole dans la plaine de Maribahoux

Le comité du canal de Ouanaminthe s’est enfin réuni le lundi 7 octobre dernier, près de six mois après sa dernière rencontre en mars 2024.

Près d’une quinzaine de personnalités, dont des notables locaux et des représentants de ministères de l’État, ont participé aux échanges au Romalou Coin d’or, dans l’après-midi, à Ouanaminthe.

Cependant, deux membres importants du comité de gestion des fonds pour le canal, le pasteur Moïse Joseph, président, et le trésorier Gaston Étienne, n’ont pas pris part à la réunion.

Contacté par AyiboPost, le pasteur Joseph déclare ne pas avoir eu connaissance de « ces initiatives ».

« Je n’étais pas présent, c’est aussi simple que ça », a-t-il déclaré à AyiboPost de manière expéditive.

Joseph, également entrepreneur, possède une entreprise qui vend ses services au comité de construction du canal. Il est le membre du comité à avoir effectué une bonne partie des dépenses avec plus d’une centaine de transactions, selon une enquête d’AyiboPost.

D’après des témoins, les discussions ont porté sur la nécessité de résoudre les différends qui agitent le comité.

Les participants souhaitent également poursuivre les travaux dans la plaine de Maribahoux et réaliser un « inventaire du compte bancaire assigné aux travaux de l’ouvrage », selon Wilfrid Ferrier, membre du comité ayant participé à la rencontre.

Vue aérienne du Canal d’irrigation de Ouanaminthe en cours de finalisation par des résidents locaux. | © Pierre Michel Jean/AyiboPost

Vue aérienne du Canal d’irrigation de Ouanaminthe en cours de finalisation par des résidents locaux. | © Pierre Michel Jean/AyiboPost

Les participants à la réunion ont créé une commission de médiation composée de plus d’une demi-douzaine de personnalités.

Ces acteurs auront pour mission d’approcher les membres récalcitrants du comité pour les inviter à rejoindre une table de concertation, jugée nécessaire pour l’avenir des travaux sur le canal de Ouanaminthe.

Selon trois membres du comité, cette rencontre précède une assemblée générale qui se tiendra prochainement afin de mettre sur pied un autre comité définitif pour une gestion « efficace et responsable » des fonds dédiés au canal.

« Nous cherchons une solution pour permettre la reprise et la finalisation des travaux au niveau du canal », explique Guillaume Josaphat, membre du comité.

Pour Wilfrid Ferrier, un autre membre de l’actuel comité, il s’agit d’une entreprise de « récupération du mouvement, car l’arrêt de cet ouvrage représenterait une honte pour le pays ».

L’ancien acteur à succès, Smoye Noisy, fait partie de la commission de médiation. Pour lui, ce rôle de médiation, « si tant est qu’il en soit vraiment ainsi, consiste à trouver une formule idéale pour que tous les acteurs clés de la construction du canal honorent leur promesse. Le mouvement  »Kanal la Pap kanpe » (KPK) est une promesse », renchérit Noisy lors d’une interview avec AyiboPost.

La construction d’un canal sur la rivière Massacre avait été entamée sous l’administration de l’ancien président Jovenel Moïse.

Lire aussi : «Kanal la Pap Kanpe», un des plus importants mouvements de solidarité populaire d’Haïti

L’ouvrage situé sur la frontière et formellement contesté par la République dominicaine a été suspendu après l’assassinat du président Moïse. Il a été relancé par la population à la fin du mois d’août 2023 et doit, à terme, permettre l’irrigation de 3000 hectares de terres dans la plaine de Maribahoux.

L’initiative a engendré l’un des plus importants mouvements de solidarité populaire des Haïtiens et de la diaspora depuis le tremblement de terre du 12 janvier 2010.

Cependant, les travaux ont cessé dans un contexte de manque de fonds et de dissensions au sein du comité créé après la relance pour gérer l’argent collecté.

Ouvriers bénévoles au travail dans le creusement du canal d’irrigation en construction, avec le soutien de la population de Ouanaminthe sur les rives. | © Pierre Michel Jean/AyiboPost

Ouvriers bénévoles au travail dans le creusement du canal d’irrigation en construction, avec le soutien de la population de Ouanaminthe sur les rives. | © Pierre Michel Jean/AyiboPost

Le canal nécessite, entre autres, des bassins de sédimentation pour l’évacuation des alluvions et de rétention pour assurer le stockage de l’eau afin qu’elle ait un débit contrôlé, nécessaire pour une irrigation équitable des plantations paysannes dans la plaine, selon un technicien.

« Ce sont des infrastructures nécessaires à un réseau hydraulique de cette envergure », affirme à AyiboPost Simon Mauclès, un des ingénieurs du projet.

La jonction entre le canal de Ouanaminthe et la rivière Massacre nécessite d’autres travaux, tels que le gabionnage qui devrait être effectué en amont et en aval, selon l’ingénieur.

« Même avant l’arrêt des travaux au niveau du canal de Ouanaminthe, le gabionnage que nous avions installé commençait déjà à se tasser, confie Mauclès à AyiboPost. À chaque fois que la rivière Massacre connaît une crue, elle attaque avec force les gabions qui finissent par subir un affouillement. »

En hydrologie, l’affouillement est un phénomène où le mouvement de l’eau érode et creuse les berges, le littoral ou tout obstacle à son courant.

Dans le cas du canal de Ouanaminthe, selon l’ingénieur, le courant de la rivière pendant les périodes de fortes crues favorise l’érosion des gabions, créant un « tassement différentiel » capable de disloquer la maçonnerie et de la fragiliser par l’apparition de fissures. « Une situation qui pourrait s’aggraver encore avec la saison des pluies », avance Mauclès.

D’autres travaux d’envergure restent à faire pour finaliser le canal.

Par exemple, les ingénieurs doivent construire un canal de chasse. Ce canal servira à évacuer les alluvions à partir du canal de sédimentation, souligne l’ingénieur Simon Mauclès.

Lire aussi : 200 000 dollars reçus pour le canal: P4H insiste sur la transparence

« Nous devons aussi construire des canaux secondaires et tertiaires pour irriguer convenablement les plantations dans la plaine de Maribahoux », poursuit le technicien.

La continuation des travaux est une priorité, selon les spécialistes.

« Si les infrastructures susmentionnées ne sont pas construites, le canal de Ouanaminthe ne tardera pas à disparaître. L’ouvrage subira des ensablements durant les périodes d’étiage, et il est fort probable que nous le perdions à l’avenir », analyse Mauclès à AyiboPost.

La construction du canal de Ouanaminthe a mobilisé beaucoup de ressources humaines et financières.

« Nous devons aussi construire des canaux secondaires et tertiaires pour irriguer convenablement les plantations dans la plaine de Maribahoux »

Selon la plateforme en ligne du canal, des contributeurs haïtiens et étrangers ont versé près d’un million de dollars américains et environ 43 millions de gourdes.

D’après un relevé sommaire des dépenses obtenu par AyiboPost, certains membres du comité se sont octroyé des montants considérables.

Des ingénieurs confient à AyiboPost avoir été traités comme en parent pauvre en matière de rémunération.

« On ne nous a rien donné, excepté 200 000 gourdes chaque semaine à répartir entre douze ingénieurs entre le mois de novembre et la deuxième semaine de décembre 2023, pour les frais de nourriture et de transport. Après cette période, ce soutien a cessé », selon Mauclès.

Plusieurs professionnels dénoncent une atmosphère clanique au sein du comité.

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« Une faction du comité avait l’habitude d’organiser des réunions avec certains ingénieurs à l’insu des autres membres pour réaliser certains travaux, au grand dam des autres techniciens également impliqués dans la construction », d’après Mauclès. Selon le technicien, cette division a poussé plusieurs d’entre eux à la porte.

En réaction à l’exposé du relevé sommaire des dépenses obtenu par AyiboPost, le pasteur Moïse Joseph a présenté un second rapport détaillant les dépenses pour le canal en mai 2024.

Lors de la présentation dudit rapport, un mouvement de fronde a gagné la salle.

Neuf membres du comité, dont la demande d’une copie papier du document est restée sans suite, ont protesté et quitté la conférence de presse. Ils ne souhaitaient pas légitimer par leur présence un rapport dont le contenu leur est toujours étranger, selon Guillaume Josaphat, membre du comité.

Depuis début février, l’eau coule dans le canal de Ouanaminthe, couronnant les efforts des Haïtiens et de la diaspora, ravivant les espoirs de renouveau agricole dans la plaine de Maribahoux.

Les bienfaits de la construction du canal dans la plaine de Maribahoux se font déjà sentir : beaucoup de personnalités et de paysans commencent à louer ou acheter des parcelles de terre pour l’agriculture, selon des témoins.

Aujourd’hui, la plaine déroule sa verdure, perdue depuis les années 2010 à 2013, en raison, entre autres, de la sécheresse, accentuée par le tarissement de plusieurs cours d’eau.

Une situation qui avait poussé certains paysans à abandonner l’agriculture pour se tourner vers d’autres sources de subsistance.

Éliphète Jean-Gilles, habitant de la commune, avait abandonné l’agriculture à cause des pertes récurrentes. Mais grâce à la construction du canal, il revient à son métier de planteur. Il a déjà acheté sept hectares de terres agricoles dans la plaine de Maribahoux et s’apprête à récolter sur trois hectares d’entre elles, plantées en riz.

« Les terres sont mises en valeur par l’eau provenant du canal. Je sens maintenant que je peux gagner de l’argent grâce à la production agricole », ajoute Jean-Gilles.

Pour Kénold Étienne, agriculteur depuis 2013, qui avait subi des pertes de plusieurs dizaines de milliers de gourdes dans sa plantation de riz en 2013 à cause de la sécheresse, « c’est un espoir de voir les champs aussi verdoyants et baignant dans une telle abondance d’eau. »

La commune regorge aujourd’hui de production de riz. « Et le commerce de ce grain se porte bien pour les paysans », souligne Wilfrid Ferrier à AyiboPost.

Cependant, l’arrêt des travaux sur le canal et l’absence de certaines infrastructures suscitent des inquiétudes.

« Beaucoup de récoltes pourrissent à cause d’un excès d’eau », explique Ferrier. « Il faut, dit-il, des infrastructures capables de mesurer le débit du courant ».

Par Junior Legrand

Image de couverture :  Une vue du canal nouvellement construit sur la rivière Massacre, fournissant une eau précieuse à la région et boostant considérablement la production agricole. Ouanaminthe, 29 août 2024. © Edxon Francisque

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Junior Legrand est journaliste à AyiboPost depuis avril 2023. Il a été rédacteur à Sibelle Haïti, un journal en ligne.

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