CULTURE

D’importantes communautés artistiques menacées de disparition en Haïti

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Affaiblis par l’insécurité, des artistes délaissent leurs ateliers pour s’installer ailleurs dans la capitale ou en province, tandis que d’autres quittent catégoriquement le pays

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Les communautés artistiques, établies dans des zones peu accessibles en raison de la violence des bandes armées dans l’arrondissement de Port-au-Prince, font face à d’importantes difficultés et sont menacées de disparition.

Des dizaines d’ateliers d’artistes à Noailles, Grand-Rue, Carrefour ou Bel Air sont systématiquement visés, saccagés ou incendiés lors des attaques des gangs.

La plupart des artistes victimes figurent parmi les meilleurs de leur génération, et leur travail exposé en Haïti et à travers le monde représente le génie artistique du pays.

En 2023, les ateliers de Lionel Saint Éloi et de Ricardo Valcin à Carrefour-Feuilles sont touchés.

Sculpture de Ricardo Valcin. | © Ricardo Valcin

L’année précédente, en 2022, ceux des artistes de Noailles subissent un incendie à Croix-des-Bouquets.

Vue d’une partie des ateliers de Noailles incendiés en 2022. | © Jean Eddy Remy

En 2020, les artistes de la Grand-Rue, dont Frantz «Guyodo» Jacques et plusieurs autres, voient une grande partie de leurs collections disparaître dans les flammes.

En octobre 2022, le village artistique de Noailles est le théâtre de près de quatre attaques armées, résultat d’un conflit entre les gangs de Vitelhomme et de 400 Mawozo.

Par suite de ces événements, plus d’une vingtaine de maisons et d’ateliers d’artistes sont réduits en cendres, entraînant par la suite la désertion du village.

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L’artiste et sculpteur Ricardo Valcin, habitant à Carrefour-Feuilles, révèle avoir perdu une grande quantité d’œuvres lors de l’attaque des gangs en septembre l’année dernière.

Le professionnel résidait à proximité de l’Impasse Saint Éloi, nommée d’après l’artiste polyvalent Lionel Saint Éloi, dont les œuvres sont présentes dans les collections permanentes du Waterloo Museum et du Centre d’Art.

Impasse Saint Eloi à Carrefour -Feuilles avant l’attaque des gangs. | © Ricardo Valcin

Son atelier a également subi un incendie.

Valcin a seulement réussi à récupérer les pièces déjà vendues, mais non encore livrées aux acheteurs.

«Après avoir déplacé ces pièces à Delmas 33 et être retourné à Carrefour-Feuilles, mes œuvres étaient introuvables. Certaines ont été détruites ou ont disparu», se désole Ricardo Valcin.

Interrogés par AyiboPost, les artistes des communautés ciblées expriment leur préoccupation pour les créations laissées dans les zones sous contrôle gangs.

Après avoir déplacé ces pièces à Delmas 33 et être retourné à Carrefour-Feuilles, mes œuvres étaient introuvables. Certaines ont été détruites ou ont disparu.

Ricardo Valcin

André Eugène déclare n’avoir aucune nouvelle des 700 œuvres (sculptures, peintures, etc.) stockées dans son atelier, partagé avec d’autres artistes à la Grand-Rue.

La majorité de ces œuvres datent de 1998, année où Eugène a commencé à faire de la récupération.

Celeur Jean Hérard, figure emblématique d’Atis Rezistans, un collectif d’artistes basés à la Grand-Rue, a vu ses sculptures exposées lors d’événements de renom tels que la 54e Biennale de Venise et le Grand Palais à Paris.

Craignant que ses œuvres ne soient incendiées, Celeur a dû les transférer à Thomassin.

«L’idée de peindre m’est insupportable, car je crains que si je commence à travailler et que mon lieu de résidence devient un territoire perdu, tout sera détruit par le feu», confie Hérard à AyiboPost. «Je préfère laisser les toiles en l’état. Je refuse de consacrer toute mon énergie à une création qui risque d’être brûlée et perdue», décide-t-il.

Oeuvre de l’artiste Ricardo Valcin à Carrefour-Feuilles. | © Ricardo Valcin

La violence contraint les artistes à délaisser leurs ateliers, laissant derrière eux des dizaines de milliers d’œuvres d’art, pour se réinstaller dans d’autres quartiers de la capitale ou même dans d’autres régions du pays.

Certains choisissent l’émigration, une décision mettant en péril les communautés artistiques.

André Eugène, membre fondateur de la communauté Atis Rezistans, a trouvé refuge aux Cayes avec sa famille, fuyant les violences des gangs armés qui règnent à la Grand-Rue.

L’artiste a quitté la zone après l’intrusion d’un groupe de 40 individus armés chez lui. Ils ne l’ont pas agressé, se contentant d’occuper la cour, tandis qu’à l’extérieur, un autre groupe tirait sur le char de la police stationné à quelques kilomètres de sa demeure.

«Après cet incident, je me suis dit, il faut que je m’en aille. Je n’ai rien pris. Même pas ma brosse à dents. Toute ma collection est restée à la Grand-Rue», relate André Eugène à AyiboPost.

Actuellement, l’artiste est contraint d’utiliser des matériaux récupérés dans son environnement aux Cayes, pour poursuivre sa création.

Une rue déserte à Bel Air en raison de la violence des gangs armés qui érigent des barricades dans la zone.

Atis Rezistans a émergé au cœur de la Grand-Rue sur le boulevard Jean-Jacques Dessalines.

Cet endroit, ultime demeure des carcasses de voitures, s’est transformé en décharge pour véhicules hors d’usage, servant d’atelier de démolition pour les mécaniciens et les revendeurs de pièces détachées.

La communauté Atis Rezistans a métamorphosé l’endroit en une vaste galerie en plein air.

Les artistes y récupèrent divers matériaux pour concevoir des œuvres et installations impressionnantes, exposées le long du boulevard. Ils proposent une création artistique (sculptures, peintures, installations…) audacieuse, agressive et fascinante par la maîtrise des matériaux hétérogènes lors des assemblages.

Des oeuvres de l’atelier « Atis rezistans » en plein cœur du centre-ville, à Port-au-Prince, en 2020. | © AyiboPost

En 2022, malgré la détérioration du climat sécuritaire et de leurs conditions de travail, le groupe Atis Rezistans a remporté le prix Exposition de l’année à la Documenta Fifteen, décerné par l’Association Internationale des Critiques d’Art (AICA) de la région allemande pour une installation remarquable à l’intérieur de l’église Saint-Kunigundis.

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Situé au cœur du territoire de 400 Mawozo, le village artistique de Noailles est reconnu comme l’un des principaux pôles artistiques de la Caraïbe.

Ses artisans façonnent et créent des œuvres en fer découpé à partir de vieux fûts métalliques.

Cette tradition remonte au 18e siècle quand Noailles était une habitation sucrière et nécessitait le savoir-faire de forgerons.

On y trouve l’un des plus anciens ateliers d’artistes, la forge des Frères Bruno, qui existe depuis 1802, faisant de Noailles, l’un des plus anciens villages artistiques de la Caraïbe.

Le village artistique de Noailles compte près de 500 artistes et artisans sur une population d’environ 2 000 habitants, selon un document rédigé par l’Association des Artistes et des artisans de la Croix-des-Bouquets (ADAAC).

En 2019, le ministère de la Culture a inscrit la pratique du fer découpé à l’inventaire national du Patrimoine culturel immatériel.

Des œuvres en fer découpé des artistes du Village artistique de Noailles exposées lors de la Première édition de la foire « Solidarité Noailles » à l’Hôtel El Rancho à Pétion-Ville, les 17 et 18 mai 2022.| © AyiboPost

Le village artistique a pris naissance en 1953. Dewitt Peters, un des fondateurs du Centre d’Art, a découvert le sculpteur Georges Liautaud, connu pour ses croix en fer découpé ornant les tombes. Peters encourage Liautaud à créer de nouvelles pièces à partir de ce métal. Le sculpteur rassemble autour de lui d’autres apprentis, qui deviendront par la suite des artistes renommés.

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Le village fait face à d’immenses difficultés. Beaucoup d’artistes l’ont laissé pour se réfugier dans les zones aux alentours de Croix-des-Bouquets.

«Lorsque les prisonniers se sont évadés de la prison de Croix-des-Bouquets au début du mois de mars, la situation était intenable pour les artistes qui s’étaient réfugiés dans les zones avoisinantes», déclare l’artiste Jean Eddy Rémy, président de l’ADAAC.

L’atmosphère à Noailles est extrêmement précaire et susceptible de dégénérer à tout instant.

«En cas d’urgence nocturne, nous sommes désemparés. Il n’y a pas de centres de soins. Des individus armés sillonnent les rues jour et nuit à moto. Nous sommes soumis à leur autorité», déclare Jean Eddy Rémy.

Le sculpteur observe que la situation affecte l’activité des artistes du village, qui ne pratiquent plus en atelier. Ils ne s’y rendent que lorsqu’ils ont des commandes d’artisanat à honorer. La création est en berne. L’enthousiasme n’est plus, selon Rémy.

Les artistes ayant quitté la zone doivent débourser pour récupérer les pièces restantes dans leurs ateliers, à condition qu’elles n’aient pas été incendiées, et payer de nouveau pour quitter Noailles avec ces pièces.

Des oeuvres en fer découpé des artistes du Village artistique Noailles.

Les commandes, de plus en plus rares, fragilisent énormément les artistes et artisans de Noailles.

Autrefois, le commerce du fer découpé générait d’importants bénéfices pour les artistes et artisans, souligne le sculpteur Jean Eddy Rémy.

Quelques ateliers pouvaient réaliser un gain mensuel entre 500 et 1000 dollars, tandis que ceux spécialisés dans la découpe de barils pouvaient amasser jusqu’à 5000 gourdes en une journée.

En outre, plusieurs artistes ont perdu la vie à Noailles ces dernières années.

Un d’entre eux a été tué sur sa «motocyclette à Tabarre et un jeune confrère, en traversant la rue, s’est retrouvé pris dans un échange de tirs entre la police et les gangs… D’autres ont quitté le pays», se désole l’artiste Rémy.

Des participants à la Première édition de la foire « Solidarité Noailles » organisée à l’Hotel El Rancho les 17 et 18 mai 2022. | © AyiboPost

Situé à une quinzaine de kilomètres de Noailles, Bel Air perpétue une riche tradition dans le domaine de l’artisanat textile.

L’abondance de temples vodou a stimulé les artisans à concevoir des «drapo vodou» et divers objets de culte destinés à embellir ces lieux sacrés.

Ces artisans manipulent le textile, les boutèy bizango, les drapo vodou… Ces objets de culte oscillent entre leur dimension sacrée et leur dimension artistique/profane.

En partie grâce à l’élan donné par le sculpteur Pierrot Barra et son épouse Marie Cassaise dans les années 1990, le Bel Air s’est distingué par son artisanat textile, devenu le signe distinctif de ses créateurs et artistes.

Barra, prêtre vodou, a commencé par confectionner des drapeaux cérémoniels pour les hounfor.

Par la suite, il a diversifié ses œuvres en réalisant des assemblages plus élaborés avec des poupées, des étoffes, du verre, des paillettes, etc.

Une vue de BelArt, un important centre culturel à Bel Air dysfonctionnel en raison de la violence des gangs dans le quartier. | ©  Marie-Gérald Morilus

Les œuvres de Pierrot Barra étaient très appréciées par les musées.

Le livre de l’universitaire américain Donald J. Consentino, «Vodou Things : L’art de Pierrot Barra et Marie Cassaise », constitue une documentation précieuse sur le travail de ces deux artistes.

D’après Marie-Gérald Morilus, artiste textile du Bel Air spécialisée dans la confection des drapo vodou et le perlage, les créateurs de la zone sont confrontés à une pénurie de matériaux.

De plus, les acheteurs potentiels ne peuvent pas visiter leurs ateliers et les tirs incessants génèrent un stress constant qui entrave la création.

«C’est insupportable, s’exclame Morilus. Tu peux à peine commencer à travailler qu’un cri de “Men cha” te force à te mettre à l’abri, car on tire sur tout ce qui bouge».

Une vue de l’intérieur du centre culturel Bel Air, dysfonctionnel en raison de la violence des gangs dans le quartier. | ©  Marie-Gérald Morilus

Quelques artistes demeurent encore à Bel Air.

Cependant, d’autres, à l’instar de Morilus, envisagent l’avenir en dehors de ce quartier.

«La priorité, selon moi, est de permettre aux artistes de quitter Bel Air pour trouver un autre endroit où ils pourront continuer de créer. Il est impossible de créer dans cette condition», pose Morilus.

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Les quatre principales communautés artistiques de l’Ouest, à savoir le village artistique de Noailles à Croix-des-Bouquets, Atis Rezistans à la Grand-Rue, les créateurs textiles et de drapo vodou à Bel Air, ainsi que les sculpteurs de pierre de la Rivière-Froide à Carrefour, redéfinissent la réalité et révolutionnent le discours des arts plastiques en Haïti grâce à leur audace et leur esthétique unique.

Leur mise en place a été stimulée par l’essor touristique des années 1940 et la politique du New Deal aux États-Unis.

Ces collectifs sont devenus, au fil du temps, des foyers d’intense activité artistique, se consacrant presque exclusivement à leur propre pratique artistique. Situées dans les quartiers populaires, ces communautés artistiques réinventent les liens sociaux au sein de leur communauté.

Céramiques craquelées témoignent du saccage de la maison de l’artiste Ricardo Valcin à Carrefour-Feuilles. Les sculptures vacillent, endommagées, incapables de tenir droites. | © Ricardo Valcin

Le sculpteur Jean Eddy Rémy, accompagné d’autres artistes et artisans de Noailles, a fondé l’ADAAC, qui s’engage dans des projets sociaux tels que des programmes de soutien psychosocial et la relocalisation des familles victimes de violences.

Les initiatives se sont également multipliées du côté de la Grand-Rue.

André Eugène, Celeur Jean Hérard et Guyodo de Atis Rezistans ont fondé Timoun Rezistans et Timoun Klere, où les enfants se rassemblent en atelier pour créer. En 2016, l’artiste Lesly Pierre Paul a créé l’école d’art «New Vision Art School» dans le but de protéger les enfants de la violence des gangs armés.

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En 2017, les œuvres de ces enfants ont été exposées en Argentine à l’Universo Art Kids et à Chicago au This is it Gallery.

Néanmoins, l’insécurité continue de fragiliser ces communautés.

«La culture est la carte de visite de ce pays», pose Allenby Augustin, Directeur exécutif du Centre d’Art.

Face à la disparition de ces communautés d’artistes : Noailles, Rivière-Froide, Bel Air ou Grand-Rue, «nous devons nous interroger sur l’ampleur du travail nécessaire pour les reconstituer.»

Le Centre d’Art a favorisé l’apparition du mouvement «naïf» entre 1946 et 1950, donnant naissance à une multitude d’artistes de renommée internationale.

Aujourd’hui, malgré une présence discrète due à l’insécurité, le Centre détient une collection de plus de 5 000 œuvres d’art et 3 000 archives, constituant un patrimoine unique dans les arts visuels en Haïti.

Une vue de l’ambiance à la Maison du Fort, à l’occasion de la 277e exposition au Centre d’Art, en août 2023. | © David Lorens Mentor/AyiboPost

D’autres institutions publiques détenant d’importantes collections, comme le Bureau national d’Ethnologie et le Musée du Panthéon national haïtien (MUPANAH), sont également menacées par la violence des gangs armés.

Selon le directeur, les communautés d’artistes en danger font partie intégrante de “l’identité culturelle de Port-au-Prince et du pays”.

Lire aussi : La lente agonie du MUPANAH

En tant que principale institution des arts visuels du pays, le Centre d’Art soutient et accompagne les artistes depuis 80 ans.

“Il est primordial pour le Centre d’apporter son aide à ces communautés”, conclut Augustin.

Cela devrait également être une priorité pour les responsables politiques.

Par Ervenshy Hugo Jean-Louis

Image de couverture : Des participants à la Première édition de la foire « Solidarité Noailles » à l’Hotel El Rancho les 17 et 18 mai 2022. | © AyiboPost


Visionnez ce reportage d’AyiboPost publié en 2022 sur la situation alarmante des artistes de Noailles en raison de l’insécurité : 


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Amateur de jazz, de vin et passionné de la littérature, Ervenshy Hugo Jean-Louis a été l'un des lauréats du concours international de poésie Africa-Poésie à Yaoundé. Il publie quelque fois des nouvelles et des poèmes qui apparaissent dans des recueils collectifs et des revues en Haïti et ailleurs

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