« La musique des frères Dejean était très soignée, calculée et bien cuisinée, précise l’analyste. Il faut avoir une certaine connaissance en musique pour comprendre ce que joue ce groupe. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles Les frères Dejean n’était pas très populaire »
Les frères Dejean est le deuxième né sur l’échiquier des mini-jazz en Haïti. Il a pris naissance après le Ibo Combo, le premier du genre et avant les Shleu Shleu qui est souvent considéré comme la figure de proue de cette belle génération de jazz.
À l’initiative de Lyonel Dejean, son premier maestro, ce groupe a vu le jour le 13 juillet 1963 sous le nom de « Les frères de Pétion-Ville » avant d’opter pour « Les frères Dejean ».
Quoique Les frères Dejean ait passé plusieurs chanteurs comme Frantz Cadet, Yvon Louissaint, Isnard Douby, Willy Mathieu, Lesly Douby et Alliance Casimir, les figures de proue de ce groupe restent les musiciens issus de la même famille. Ce sont Fred et André, respectivement saxophoniste et trompettiste, Philippe, tambourineur, et Camille, gonguiste. Les Dejean sont l’une des familles à avoir le plus marqué la musique haïtienne.
Le groupe a attendu plus de dix ans avant de mettre en circulation son premier album sobrement intitulé « Haïti » en 1974. Avec des titres comme « Packard », « Vive la Musique » et « Illusion », cet opus a connu un succès relatif.
Les musiciens ayant mis leur touche sur « Haïti » sont Fred Dejean, maestro du groupe, au saxophone, André Dejean à la Trompette, Isnard Douby et Frantz Cadet comme chanteurs. Il y avait aussi Pierrot Philibert à la Guitare, Hérold Stuppart à la basse, Joseph Julme à la batterie, Chesnel Pierre à la Percussion, Phillipe Dejean au Tambour et Camille Dejean au Tam-tam.
Une renommée certaine
Les Frères Dejean connaitront des succès resplendissants à la fin des années 1970 et au début de l’année 1980. Tous les albums du groupe étaient garnis de hits et de classiques.
Les opus « Bouki ak Malice », sorti en 1977, et L’univers en 1979 demeurent les albums les plus populaires. Le premier a été enregistré au studio Debs en Martinique et a connu un triomphe dans cette région. Au même titre que les musiciens de Tabou Combo et ceux de Magnum Band, les Dejean sont très respectés et adulés en terres antillaises.
D’autres albums des Frères Dejean ont connu de grands succès en Haïti comme aux Antilles. Il convient de citer entre autres, « L’univers » en 1979, « Non-Stop » en 1980, « First Class » en 1981 ou encore « Léon sous Brodway » en 1984.
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La pochette du disque de l’album titré « L’Univers », tout comme les chansons qui s’y trouvent, ont marqué les esprits. Le cliché est réalisé par Willy Nicolas à Queens, New York, dans le Corona Park de Flushing Meadows. L’image montre les musiciens du groupe au-dessous d’un énorme globe terrestre qui a été construit en 1964 à l’occasion de la Foire internationale de New York. Le thème de cette grandissime manifestation culturelle était « La paix à travers la compréhension ».
« L’Univers » compte des titres profonds invitant à la réflexion comme « L’humanité », « Conviction », « Expérience » et « L’univers », titre éponyme de l’album.
« Marina Pa Plede »
Au-delà des opus à succès, les frères Dejean prenaient part aux grandes manifestations culturelles du pays. La plus importante performance du groupe au carnaval remonte à 1975 avec « Marina Pa Plede », une chanson ayant connu un succès fou.
Après leur prestation de « ouf » au carnaval, les Frères Dejean utiliseront une partie de la chanson créée pour l’évènement sur l’album « Pa Gain Panne » sorti la même année. Le morceau résultant de l’initiative a pour titre « Marina ».
Le vent constituait la signature sonore des Frères Dejean. C’était l’une des forces de ce groupe iconique. Cette section était toujours sous le contrôle de Fred et André Dejean, respectivement saxophoniste/Maestro et trompettiste du groupe. Isnard Douby, à côté de son statut de chanteur, était aussi deuxième trompettiste à Frères Dejean.
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Alors que les autres mini-jazz de l’époque n’utilisaient pas les instruments à vent à leur début, les frères Dejean faisaient du saxophone, du trombone et de la trompette leurs instruments de prédilection.
Ce groupe était la référence au niveau des cuivres dans les années 1970 et 1980. Au niveau de l’arrangement et de la sonorité, Les frères Dejean n’avaient pas leur pareil. « Les cuivres des Frères Dejean étaient une fusion entre le Jazz et le Blues, contrairement à ceux de Tabou Combo qui étaient penchés vers le “Funk” », précise l’analyste musical Jhonny Célicourt.
Une section de cuivres musclée
La musique des Frères Dejean est très dansante. Les sons du groupe mettent en scène des arrangements, orchestrations et interprétations hors du commun, selon Jhonny Célicourt. Pour l’analyste, c’est l’un des meilleurs groupes de toute l’histoire du Konpa. « La musique des frères Dejean était très soignée, calculée et bien cuisinée. Elle n’était pas adressée aux mélomanes “terre-à-terre”, précise-t-il. Il faut avoir une certaine connaissance en musique pour comprendre ce que joue ce groupe. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles Les frères Dejean n’était pas très populaire. »
En addition à cette section de cuivres musclée , le groupe utilisait aussi le son des pianos jusqu’aux années 1990, quand les autres jazz faisaient usage du synthétiseur, rapporte Tilou Jean Paul.
Les frères Dejean font toujours appel à Dieu, aux dieux ou aux loas. Le Konpa et la musique racine sont souvent combinés dans le texte de leurs chansons. Si le titre Naide invoque une déesse de l’eau, la reine du Vaudou, le titre La Foi, gravé sur l’album « Pa Gen Panne » sorti en 1975, montre la grandeur de Dieu et ses créations.
Sur ce même album, se trouve la musique, « Alléluia ». Quant à la chanson l’Univers, le refrain fait appel à Erzulie qui est un loa du vodou. « Erzulie oooo sou lanmè kannòt mwen chavire si pa t gen Bondye tout moun ta neye ». L’on retrouve le même cas de figure sur le titre « Joyeuses vacances ». D’autres termes liés aux cérémonies du culte vaudou sont utilisés par les Dejean dans des chansons comme « Conviction », gravée sur l’album l’Univers et « Qu’est-ce que la vie » de l’album « Bouki ak Malice ».
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Ralph Boncy et Georges « Georgio » Léon-Emile ont écrit dans l’article titré « Le monde Dejean » sorti en 2019 que « Les frères Dejean optèrent pour une formule unique en son genre : sax et trompette. Avec une tendance jazz dans le phrasé, et des harmonisations osées, leurs lignes d’intro ou de développement de milieu étaient tout simplement des merveilles de mélodies, avec un “blend” sax/trompette sans faille. Et tout cela, dans le respect de l’esprit et du temps fort du konpa. Du pur plaisir à l’écoute et sur la piste de danse ! Comme le démontrent, amplement d’ailleurs, Marina, Débaké ou Naide. »
La chanson « Naide » gravée sur l’album l’Univers est pour Johnny Célicourt l’une des plus belles chansons de toute l’histoire du Konpa direct. C’est une chanson qui invoque une déesse de l’eau dans une cérémonie du culte vaudou. « Naide ou menm ki rèn Vodou frape nou frape, salye n ap salye w se pou w tande nou. Naide ou menm ki manman nou, manje prepare nou tout reyini pou sèvis kòmanse. Vèvè fin trase, ason n ap sonnen, bagèt kòmanse woule… »
Le beau coup des revenants
Plusieurs musiciens ont abandonné les frères Dejean en bloc pour aller former le System Band en 1980. À l’époque, le groupe était en grandes difficultés sur le marché musical. Aussi étonnant que cela puisse paraître, plusieurs musiciens qui sont partis ont fait leur grand retour dans le groupe deux ans plus tard. C’est exceptionnel dans la musique haïtienne.
Isnard Douby, Harold Joseph, Réginald Benjamin, Ernst Vincent & Ernst Ramponneau ont tous fait leur retour provisoire et ont gratifié les fans des Frères Dejean d’un excellent album intitulé « Sans rancune ». Cet album a plusieurs chansons ayant eu un écho tonitruant auprès du public. Entre autres, l’on retrouve « Belle Déesse » et « Malere » qui sont deux classiques du Konpa.
Certes ce n’était pas un retour définitif, car System Band continuait son chemin, mais l’intention était de rehausser l’image du groupe, ce qui a été fait effectivement.
Les Frères Dejean ne s’est jamais éteint définitivement. À partir des années 1990 le groupe connait des périodes en dents de scie jusqu’à une inactivité presque totale, entrecoupée de retours sur scène aux États-Unis, aux Antilles ou en Haïti.
Nazaire « Nazario » Joinville
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