Un récit poignant
Nous sommes en 2010. Lise Saintélus, une jeune femme de 26 ans, est en couple avec Luckner Lamothe, un homme de la même tranche d’âge qu’elle. Ils vivent dans des conditions modestes chez la tante de Lamothe. Le couple n’est pas lié par les liens du mariage et n’a aucun enfant. Tous les jours, ils vont vaquer à leurs activités habituelles.
Un jour, ils sont tous les deux à la maison. Lise Saintélus ressent une douleur au niveau du ventre. Quand elle se rend aux toilettes, la jeune femme fut surprise de constater l’éjection d’un fœtus dans les latrines.
Vu la taille du bébé, la dame pense qu’elle avait déjà sept mois de grossesse. Saisie de stupeur, elle appelle son conjoint pour constater l’incident. Ensemble, ils ont essayé de sauver le nouveau-né, mais en vain, il s’est étouffé dans le gouffre.
Lamothe, pensant que sa concubine avait intentionnellement tué l’enfant, intente une action en justice contre elle pour infanticide. Dans 48 heures, Lise Saintélus est arrêtée par la police. Sans être jugée, elle passera huit ans en prison dans des conditions inhumaines.
Comment expliquer la chose ?
Le Bureau des Droits Humains en Haïti (BDHH), un organisme qui accompagne entre autres, des personnes de faibles moyens en détention préventive prolongée a pris connaissance du dossier de Saintélus en 2016 alors qu’elle comptait déjà six ans derrière les barreaux.
Saintélus confie au BDHH qu’à la garde à vue à la prison de Pétion-Ville, elle dormait à même le sol avant d’être transférée à la prison civile de Cabaret. Dans cette institution carcérale, « les cellules ne sont pas séparées, nous sommes empilées les unes sur les autres, avait-elle déclaré. L’accès à l’eau y est vraiment difficile et la nourriture n’est pas de bonne qualité. Je ne souhaite pas recroiser le chemin de mon concubin », lit-on dans un document de son dossier.
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Durant tout le procès, Saintélus a toujours soutenu n’avoir pas été au courant de sa grossesse, explique Me Nathan Laguerre, un avocat du BDHH ayant travaillé sur le dossier. Ceci constituait un choc à l’époque pour les juristes de l’institution.
Comment une femme peut-elle être enceinte sans en être consciente ? s’est demandé Romain Salomon, un élève avocat qui travaillait sur le dossier de Saintélus. « Il était difficile pour nous d’appréhender le cas de la dame, dit-il. La seule personne qui avait une certitude dans ce dossier a été Lise Saintélus elle-même », poursuit Romain Salomon.
Dossier complexe
L’équipe juridique assignée à accompagner Saintélus a dû faire des recherches sur le phénomène « déni de grossesse » pour mieux saisir la situation. Il était possible de chercher des expertises médicales pour le procès. Mais cette option, selon Nathan Laguerre, aurait pu retarder la procédure et la dame avait déjà passé trop de temps en prison.
Le dossier était particulièrement compliqué. « Face à un tel cas, nous devions nous libérer de nos préjugés en tant qu’humains, Haïtiens et hommes pour offrir à la dame une défense valable », témoigne Me Laguerre.
Lise Saintélus a été jugée en assise criminelle avec assistance de jury à Port-au-Prince. C’est là que se jouait tout l’enjeu du procès. « Il fallait faire face aux comportements conservateurs et machistes du juge et du commissaire du gouvernement, continue l’avocat. Donc, il était important de trouver un jury composé majoritairement de jeunes et de femmes. On savait que les hommes traditionnels âgés auraient peut-être tendance à condamner la dame ».
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Au tribunal, ce qui renforçait l’alibi de Saintélus, c’est que son conjoint, Luckner Lamothe, ne pouvait pas prouver que sa concubine était enceinte.
L’audience a duré toute une soirée. Le Ministère public n’était pas en mesure d’administrer des preuves d’infanticide. « La doctrine admet pour que l’infanticide soit caractérisé, il faut que l’enfant à naitre soit viable, et que sa mère l’a intentionnellement tué. Or, la dame a clairement expliqué qu’elle ne savait pas qu’elle était enceinte et qu’elle continuait à avoir ses règles », explique Me Nathan Laguerre.
Au terme du procès, Saintélus trouve sa libération le 2 août 2018, huit ans après son incarcération.
Impacts psychologiques ?
Lise Saintélus était en pleine forme après sa libération, selon Guerline Saintélus, une jeune sœur de la dame. Elle avait même un nouveau concubin. Mais subitement elle est tombée malade. Selon Guerline Saintélus, elle avait une petite fièvre et la famille a décidé qu’elle devait rentrer à Jérémie pour être « traitée ».
« Sa maladie n’était pas simple », ajoute cette fois Molière Saintélus, un grand frère de Lise Saintélus qui vit à Jérémie. « Elle parlait toute seule et disait qu’on l’attendait au studio, alors que Lise était marchande et n’avait jamais travaillé dans un salon de beauté », continue-t-il.
Dans la nuit du 27 juillet 2020, à 36 ans, Lise Saintélus est morte chez un houngan à Abricot dans le département de la Grand-Anse.
Quand on demande à Molière Saintélus de parler de sa sœur, il répond que : « Lise ne regardait pas les gens dans les yeux. Elle a quitté l’école en quatrième année fondamentale. Lise ne pouvait pas apprendre à l’école. » Pour sa part, Guerline Saintélus confirme la discrétion de sa sœur. « Ce n’est pas quelqu’un qui va vous dire son affaire », rapporte-t-elle.
Guerline et Molière Saintélus avouent que leur sœur ne leur a jamais parlé d’une certaine grossesse. Ils ne croient pas cependant qu’une femme peut être enceinte sans qu’elle ne soit au courant. Selon eux, leur sœur feignait d’ignorer sa grossesse.
Contraire de pèdisyon
Le déni de grossesse est un refus inconscient de reconnaître une réalité externe traumatisante, selon la gynécologue Rodrigue Janvier. C’est l’opposé du phénomène pseudocyesis appelé pèdisyon en Haïti.
De la même façon qu’une femme qui n’est pas enceinte peut présenter des signes classiques de la grossesse, une femme qui porte un bébé peut ne présenter aucun signe.
Parfois, les signes de grossesse sont présents, mais la femme en fait sa propre interprétation. « Par exemple, quand son ventre commence à grossir, elle croit qu’elle prend du poids. Quand elle ne voit pas ses règles, la femme se dit qu’elle a d’autres problèmes de santé. Elle refuse de croire qu’elle est enceinte », informe Rodrine Janvier.
Fort souvent, la perception de la femme influence celle de ses proches. Quand une femme ne se croit pas enceinte, ses proches acquiescent et vice versa.
Déni partiel ou total
Le déni peut être partiel — la personne découvre qu’elle est enceinte lors d’un examen médical — ou total — la femme ne se rend compte de sa grossesse qu’au moment de l’accouchement.
Dans le dernier scénario, la situation peut se révéler fatale pour la mère, mais aussi pour l’enfant. Elle peut par exemple perdre le bébé comme dans le cas de Lise Saintélus.
Il existe aussi la « dissimulation de grossesse » quand la femme pour une raison ou une autre décide de cacher les signes de grossesse jusqu’à l’accouchement. Ce faisant, elles mettent leurs proches devant le fait accompli.
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« Certaines femmes qui ont une relation extraconjugale peuvent cacher leur grossesse pour que leur époux ne découvre pas qu’elles portent un enfant pour un autre homme, dit Rodrine Janvier. De jeunes filles surtout en milieu rural ont tendance certaines fois à dissimuler leur grossesse jusqu’à l’accouchement ».
Pour ce qui est du dossier de Lise Saintélus, elle n’est pas vivante pour expliquer si elle cachait sa grossesse ou si elle était dans le déni. Mais ce qui est sûr c’est qu’elle a perdu l’enfant. Elle a passé huit ans injustement en détention préventive prolongée jusqu’à ce que la justice décide qu’elle n’a rien fait de mal.
Appui familial
Le déni de grossesse est un phénomène complexe. Il semble que l’exposition au stress externe, la colère contre le père du bébé, la sexualité refoulée, les interdictions religieuses, les relations de la femme enceinte avec sa propre mère, la peur de l’abandon ou l’anticipation de la perte de la garde des enfants peuvent constituer des facteurs déclencheurs.
Il n’y a pas assez d’informations sur le déni de grossesse en Haïti. La chercheuse en psychologie, Judite Blanc, croit que le phénomène est probablement plus courant dans le pays qu’on ne le croit. « Surtout avec la banalisation de la culture du viol, et l’utilisation du corps des fillettes et femmes comme arme de guerre, argumente-t-elle. Les mineures et les femmes de milieux défavorisés sont surexposées au trauma des violences sexuelles qui débouchent souvent sur des grossesses non désirées. »
En Haïti, quand les femmes racontent qu’elles n’ont aucune conscience de leur grossesse, elles sont souvent vues comme des menteuses « rizèz, anba ti vant ».
À côté du soutien social, de l’empathie de la famille, Judite Blanc estime qu’idéalement, le traitement du « déni de grossesse » devrait être dispensé dans un cadre multidisciplinaire intégrant les soins psychiatriques et obstétricaux. »
Laura Louis
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