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Ce film de marionnettes dénonce les violences faites aux femmes haïtiennes

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Les réalisatrices du court métrage utilisent des marionnettes pour raconter l’histoire douloureuse de trois femmes

Le projet du film « Twa fèy » a commencé en avril 2020, en plein confinement à cause du nouveau Coronavirus. Le film a pris cinq mois pour être finalisé. Il est réalisé avec des marionnettes. Même si le résultat final ressemble à de l’animation, les marionnettes étaient filmées en temps réel.

Ce film de 28 minutes présente le récit de trois femmes d’une même famille. La résilience, l’identité et la sororité y sont abordées, dans une perspective écoféministe. Le film est d’Eléonore Coyette, réalisatrice belge, et Sephora Monteau, assistante-réalisatrice. Le projet a réuni d’autres professionnelles de l’art visuel en Haïti comme Narline Novembre, Wendy Désert, entre autres.

Eléonore Coyette, qui a longtemps vécu en Haïti, a toujours voulu faire un film sur les violences faites aux enfants. Avec le support du Bureau des droits humains en Haïti (BDHH) et de la LOKAH productions, ce rêve est devenu réalité.

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Selon Pauline Lecarpentier, secrétaire générale du BDHH, le bureau veut développer des plaidoyers non traditionnels. « Rien ne nous empêche de développer des actions de sensibilisation et de plaidoyer à partir de ces dossiers-là », dit-elle.

C’est justement en écoutant des victimes de violences basées sur le genre au BDHH qu’Eléonore Coyette s’est rendu compte de la similarité entre ces histoires et celles des droits de l’enfant en Belgique. La pédophilie est présente partout. La réalisatrice a alors embarqué Séphora Monteau, vice-présidente de SineNouvel, sur le projet.

« La majorité des histoires qui sont évoquées dans le film viennent principalement du Bureau des droits humains, et toutes les histoires sont réelles », précise Eléonore Coyette.

Des marionnettes vivantes

Pour réaliser un film avec des marionnettes, il faut d’abord les fabriquer. Paul Junior Casimir, dit Lintho, est le marionnettiste qui a supervisé tout le travail de la réalisation des personnages. Mais, à part le personnage de Farah dont Lintho a réalisé les traits, c’est Pauline Lecarpentier qui en a dessiné la plupart. Près de quinze.

Pour dessiner les visages des marionnettes, Pauline Lecarpentier a pensé à elles comme à des gens réels, qui ont vraiment souffert. Ce travail a pris plusieurs mois. Lintho devait mouler le visage, et tirer des traits pareils aux dessins. Puis, laisser sécher si le résultat correspondait. Ensuite, il fallait appliquer le papier mâché, et laisser sécher encore.

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Après tout cela, peindre le visage pour faire ressortir les sourcils, la bouche. Découper deux petites cavités pour y insérer deux yeux en plastique. Finalement, sur le corps en tuyaux de plastique et d’éponge, ajouter les accessoires et les costumes cousus par Guillaume Kimpesse.

Une marionnette peut être coûteuse, informe Lintho. Il faut environ 100 dollars américains par unité. Il faut penser à tous les détails : les cheveux, les chaussures, etc. Dans le petit atelier du marionnettiste, au BDHH, Esther et Farah semblent attendre que les visiteurs leur demandent un autographe, ou une photo avec elles.

Trop de choses à dire 

Histoires de viols, de violences conjugales, les réalisatrices voulaient parler de tout. Mais il fallait trouver un équilibre pour tout dire, ne rien négliger, afin de refléter les différents types de violences récoltées dans les témoignages.

« Je sentais déjà que le film serait dur, partage Séphora Monteau. Parce que lorsqu’Éléonore m’a dit que je connaissais surement beaucoup d’histoires comme ça, je lui ai envoyé des messages vocaux de huit minutes. Je n’en finissais pas. »

Pourtant, ce qui fait la force de « Twa fèy » reste la capacité des réalisatrices à conjuguer ces différents types de violences dans l’histoire d’une seule famille. Car souvent, les violences basées sur le genre ne sont pas isolées. D’autres violences à caractère économique ou même politique peuvent se calquer dessus.

Le personnage de Farah, avec son franc-parler ironique et ses leçons de vie prodiguées avec finesse, est le coup de cœur de tout le monde. Que ce soit du côté du public ou des réalisatrices. Elle incarne un peu cette sororité que les producteurs voulaient faire transparaitre dans le film. Farah n’est pas une femme résignée ni une rêveuse ; elle est lucide tout en gardant l’espoir.

Deux mondes différents

Ce n’est pas pareil d’écrire un scénario pour un film de marionnettes, que pour un film avec de vraies personnes. Les réalisatrices devaient se souvenir à chaque fois que ce ne n’étaient pas de vrais acteurs. Les personnages ne peuvent pas sourire ou cligner de l’œil. Seule la lumière pouvait donner un semblant de vie à ces objets de toile et de papier mâché.

La voix aussi est un autre facteur important, pour les rendre vivantes. C’était l’un des défis les plus difficiles à relever dans le film, assurent les réalisatrices.

Des comédiens talentueux se sont donnés à fond dans ce projet. Il s’agit de Paula Péan, Jenny Cadet, Staloff Tropfort, Edmond Erthon, et Narline Novembre. Ces artistes ont su traduire la réalité complexe qu’est « Twa fèy ».

Tourner avec des marionnettes est une gymnastique. La réalisatrice avec sa caméra doit trouver le bon angle, la bonne intensité de lumière, jouer des pieds et des mains. « C’est une façon très organique de filmer, les marionnettes sont figées », explique Éléonore Coyette.

Après les films « 407 jou » et « Twa fèy », réalisés principalement avec des marionnettes, la professionnelle dit aujourd’hui sentir le besoin de faire des films avec de vraies personnes. Cela même si elle adore le fait qu’avec les marionnettes, elle est souvent obligée de suggérer les choses au lieu de les dire ou les montrer clairement. Cette poésie qu’offrent les marionnettes va lui manquer.

Un film écoféministe

Avec « Twa fèy », les réalisatrices font un parallèle entre le rapport destructeur des humains avec la nature et le corps des femmes. L’environnement en Haïti est souvent négligé et maltraité, en pensant qu’il n’y aura pas de conséquences.

Couper un arbre est un acte définitif ; le viol est la même chose. La femme est détruite, elle devra prendre du temps pour se reconstruire. Dans ce film écoféministe, cette réplique prend tout son sens : « Li fasil pou w detui sa yon lòt fè boujonnen. » La reconstruction des personnages du film, comme Esther, sous l’arbre, regardant le ciel, prenant pleinement conscience de son identité traduit cette dualité entre femme et nature.

Avec des personnages puissants comme Esther et sa quête d’identité, « Twa fèy » est aussi un manifeste de la sororité des femmes haïtiennes. Même sur le plateau, les réalisatrices témoignent de ce sentiment de non-concurrence et d’énergie positive.

« Il s’agit d’accueillir l’autre dans tout ce qui a de plus semblable avec toi, mais avec ses limites, explique Éléonore Coyette. Moi, je crois beaucoup dans une justice réparatrice. Tu te répares à travers les autres, donc [la mère d’Esther], ce n’est pas avec sa propre fille qu’elle allait pouvoir se relever. Mais plutôt à travers une autre femme [Farah]. »

Montrer autre chose

D’après Séphora Monteau, les réalisatrices voulaient déconstruire l’image péjorative des détenues. Une image générée par le patriarcat. Dans les films, lorsqu’elles sont en prison, on montre qu’elles se battent entre elles, et ne peuvent pas être des sœurs ou des mères pour leurs codétenues. Dans la société en général, les femmes sont résumées à des prédatrices les unes pour les autres. Pourtant, elles peuvent s’aimer et s’entraider.

Pour réaliser ce film, les réalisatrices ont reçu beaucoup d’aide, parfois de manière inespérée. Éléonore Coyette avait imaginé le décor de la prison où Farah est enfermée, selon les témoignages recueillis. Mais cela n’allait pas, d’après Josette (nom d’emprunt), une ancienne prisonnière.

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« Elle a passé cinq ans en prison. Elle a été libérée durant le tournage », précise Éléonore Coyette. Lorsque Josette est sortie, elle est venue directement au BDHH. Là, elle a vu le projet du film et a décidé de mettre la main à la pâte. Des scènes du film ont été inspirées par elle.

« Josette avait commencé toute seule par toucher les objets, par créer le décor. Et c’était authentique, parce que c’était ce qu’elle vivait il y a quelques jours encore, renchérit la réalisatrice. Elle disait qu’il fallait un “bokit’, que tout le monde en avait besoin. Et lorsqu’on quittait la prison, on l’offrait en cadeau. »

Le film « Twa fèy » a été diffusé plus de trois fois déjà dans des lieux publics, gratuitement. Il continue de faire son chemin. Cette semaine, il était à Jacmel. Ensuite, il reviendra à Port-au-Prince au Rev Cinéma, à la Fondation Toya, et au Lycée Français. Le film a été présenté le mercredi 23 septembre 2020, au nouveau Cinémathèque de Piment Rouge, à Turgeau.

Hervia Dorsinville

Journaliste résolument féministe, Hervia Dorsinville est étudiante en communication sociale à la Faculté des Sciences humaines. Passionnée de mangas, de comics, de films et des séries science-fiction, elle travaille sur son premier livre.

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